Dignité et droits de la personne en EHPAD

Edito par Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay, initiateur du site éthique & pandémie

Le rapport « Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD » que le Défenseur des droits vient de rendre public est un acte éthique et politique fort. Depuis de début de la pandémie, nous avions découvert la réalité des EHPAD à travers les tragédies vécues par  les personnes qu’ils accueillent ainsi que leurs familles et les professionnels.

Le 10 décembre 2018, l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France lançait sa « Résolution du 10 décembre 2018 – Droits de l’Homme, les EHPAD s’engagent ! », donnant déjà à connaître el à reconnaître les enjeux approfondis aujourd’hui par le Défenseur des droits, accompagnés de 64 propositions d’actions. 

Le 1er février 2021, à la demande de Brigitte Bourguignon, ministre déléguée en charge de l’Autonomie, l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France et l’Espace national de réflexion éthique et maladies neuro-évolutives présentaient leur rapport « Pendant la pandémie et après. Quelle éthique dans les établissements accueillant des citoyens âgés »

« Placement » en institution

On évoque à propos de ces établissements cette notion de « bout du bout », et ce ne sont pas les quelques tentatives d’ouverture sur la cité qui permettent de maintenir une citoyenneté dont bien des indices donnent le sentiment que la personne ainsi « hébergée » est destituée.

Les professionnels intervenant en EHPAD assument souvent de manière exemplaire des missions peu reconnues. Je suis témoin de leur engagement auprès de personnes souvent affectées dans leur capacité d’exprimer une volonté, que l’on « place » en institution lorsque le maintien au domicile s’avère impossible. Un conjoint incapable d’assister plus longtemps celle ou celui qui a perdu toute autonomie, un espace de vie incompatible avec un suivi médicalisé, une situation de crise ou d’aggravation de l’état de santé constituent autant de ruptures qui contraignent à des décisions vécues douloureusement faute d’anticipations et bien souvent d’autres perspectives. Car l’entrée en institution s’impose trop habituellement dans l’urgence ou par défaut, lorsque les alternatives sont épuisées et qu’une « place » se libère enfin. Il s’agit rarement d’une décision volontaire, négociée, consentie, tant l’image de « l’institutionnalisation » semble révoquer ce à quoi la personne était jusqu’alors attachée : sa liberté, sa sphère privée, ses habitudes, ses préférences et plus encore un cadre de vie familier.  En dépit de prévenances et de réassurances, dès la visite de l’EHPAD et l’entretien d’accueil la vision péjorative de ce « dernier lieu d’existence » s’impose comme une marque, une forme de stigmatisation et de relégation sociale ressentie comme une déchéance. On évoque à propos de ces établissements cette notion de « bout du bout », et ce ne sont pas les quelques tentatives d’ouverture sur la cité qui permettent de maintenir une citoyenneté dont bien des indices donnent le sentiment que la personne ainsi « hébergée » est destituée.

Comment des personnes qui sont parfois restées de longues années chez elles, soutenues par des proches au cours de l’évolution d’une maladie, vivent-elles la séparation, l’intégration dans une structure spécialisée ? Sont-elles encore reconnues dans l’expression d’une parole propre qui exprime leur refus, alors qu’il leur est asséné que cette mesure est « prise pour leur bien », parfois en les trompant quand on renonce à leur avouer qu’elle est définitive ? Les proches, accablés et comme usés eux aussi par des années de luttes épuisantes, les « abandonnent » avec un sentiment de culpabilité dans ces établissements habituellement si peu propices à ce qu’ils espéraient « de mieux » pour l’être cher. Ils n’auront pas été en mesure de l’accompagner jusqu’au bout « à la maison », ce qu’ils éprouvent comme un manque de loyauté au regard d’un engagement qu’ils auraient souhaité pouvoir tenir. On ne saurait éviter également les aspects financiers du coût de cet hébergement (entre 2 000 et 5 000 euros, selon les ‘‘formules’’, davantage encore dans des résidences d’exception), la nécessité d’y engloutir les quelques économies réunies, d’y sacrifier les biens qui auraient pu être transmis, ou alors d’imputer à des membres de la famille un devoir de solidarité qui éveille parfois des conflits latents. Certaines personnes âgées se laissent ainsi « glisser », choisissant de renoncer de manière anticipée à l’existence pour « ne pas peser davantage » sur leurs proches. Qu’en est-il dans ces conditions des questions de liberté et de justice, à l’épreuve d’un réel souvent violent, voire sordide ?

Reconnaître la personne en EHPAD dans sa dignité et ses droits

Je suis convaincu que le souci de liberté s’avère déterminant dans un contexte ou la perte d’autonomie, le cumul de dépendances et d’altérations affectent la personne dans l’idée même que certains osent porter sur sa dignité et son humanité même.

Soutenir comme le fait le Défenseur des droits, la question des libertés fondamentales dans un contexte où l’on s’habitue trop vite, ne serait-ce que par convenance, à s’en distancer, me paraît de nature à restaurer une confiance en des institutions souvent elles-mêmes marginalisées et dépréciées. Selon quels critères évalue-t-on l’impératif de déraciner une personne de son environnement de vie, de manière habituellement irréversible, pour lui imposer un cadre où elle perd bien vite ses ultimes repères et toute forme d’intimité ? Car être reconnu comme un être libre c’est tout autant être respecté dans ses décisions, ses refus, ses assentiments (même limités à quelques signes encore expressifs), que dans ses secrets, ses préférences, ses envies. Sans y accorder l’attention nécessaire, dans nombre d’établissements des informations d’ordre personnel circulent sans le moindre respect de la confidentialité, ce qui constitue un abus caractérisé, un manque d’égards et de protection. Se voir soumis à l’arbitraire de décisions et de contrôles imposés selon des règles ou des habitudes rarement discutées, revêtu le matin de tenues indifférenciées comme le sont les survêtements, contraint par des rythmes et des ordonnancements peu soucieux de ce à quoi aspirerait la personne, interroge les dispositifs et les mentalités. Je n’évoquerai pas les quelques situations de contentions physiques, les actes brusques ou maltraitants, les camisoles médicamenteuses. Autant d’abus qu’expliquerait l’idéologie de la précaution institutionnalisée ou la nécessité de compenser des carences en effectifs soignants, et non, comme on l’avance pour justifier l’injustifiable, la protection et le bien-être de la personne. Qu’en est-il dans de telles conditions et avec de telles logiques (souvent inspirées par un souci de rentabilité et d’efficience) du respect de la volonté de la personne ainsi ramené à des pratiques incompatibles avec l’idée que l’on peut se faire de la dignité humaine  et tout autant avec les valeurs du soin et de l’accompagnement ? 

Tout cela doit être affirmé et pris en compte, ne serait-ce que pour faire davantage apparaître, par comparaison, la signification propre de ces modes d’hospitalité développés dans les EHPAD innovants qui conçoivent et assument autrement la responsabilité de leurs missions. La personne ne peut poursuivre son parcours dans l’existence et s’épanouir en institution que pour autant qu’elle soit reconnue, estimée, écoutée, ayant le sentiment d’être membre d’une communauté vivante, créative, ouverte sur l’extérieur. Rien à voir avec les lieux d’enfermement et de désespérance, ces couloirs où sont alignées dès le matin des personnes attachées, assoupies sur un fauteuil roulant, avec pour fond sonore un programme de télévision indifférencié en continu, et que l’on gave d’aliments réduits en bouillie aux horaires compatibles avec l’organisation générale de la structure qui, également, privilégie le port systématique de « protections » rendant incontinente la personne quelques jours après son arrivée… 

Je suis convaincu que le souci de liberté s’avère déterminant dans un contexte ou la perte d’autonomie, le cumul de dépendances et d’altérations affectent la personne dans l’idée même que certains osent porter sur sa dignité et son humanité même. Pour les professionnels eux-mêmes, réfléchir à la liberté de l’autre, au pouvoir que l’on risque d’exercer sur lui faute de respect et de discernement, peut contribuer à la réhabilitation d’un exercice professionnel qui doit être assumé de manière digne. En EHPAD, comme dans d’autres institutions, la liberté a un prix, au même titre que la qualité de vie. Pour être attentif à la personne, disponible et prévenant, il s’avère indispensable de bénéficier de compétences mais également d’équipes en capacité s’assurer la multitude de fonctions souvent complexes et prenantes. Je considèrerais donc comme une avancée de la « démocratique sanitaire » l’expression d’une véritable attention politique portée à ces territoires trop retirés de l’espace public, trop marginalisés alors que l’on doit y défendre des valeurs d’autant plus exigeantes qu’elles concernent des personnes vulnérables, souvent incapables de revendiquer quoi que ce soit pour elles. La loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement[1] devait permettre des évolutions nécessaires qui puissent notamment bénéficier aux personnes fragiles dans le vieillissement et la maladie qui vivent parmi nous, dépourvues, en phase évoluée de leur perte d’autonomie, de la capacité de faire valoir ce qu’elles sont, ne serait-ce que dans l’expression de leurs droits.