Proche qui s'est heurtée à l'interdit d'être proche

Un mot revient peur, peur, peur partout

Début mars 2021, un an après le début de cette crise sanitaire, des souffrances sont encore là pour beaucoup, de tous cotés et de tous ordres. Mars 2021 : 12 longs mois d’« interdit de voir ses enfants dans le seul espace personnel qu’il reste ».

Ne plus pouvoir se lever le matin sans se dire : « je dois témoigner. » Si je ne le fais pas, comment continuer ? J’en suis là, comment continuer ? à vivre, à voir, à palper la souffrance de maman, à découvrir ses yeux pleins de larmes, à entendre sa voix bien forte dire aux soignants et aux bénévoles : « mais c’est ma fille ! », pour dire : « comment pouvez-vous l’empêcher de monter dans ma chambre, dans mon « chez moi » ? » Maman qui a des troubles de mémoire évidents mais qui a gardé sa faculté de raisonnement.

Malgré la bienveillance évidente, une psychomotricienne nous le résume très bien : « nous pouvons faire tout ce qui est possible en bienveillance, en attentions diverses, mais nous savons que nous ne remplacerons jamais les familles. »

Pour résumer, suivant une chronologie terrible, de mars à juin 2020 de privation totale de liberté, un mot revient peur, peur, peur partout, enfermement dans une chambre pour la « protéger » sans lui demander son avis. Puis de juillet à octobre, reprise des visites : grand soulagement même si maman peste contre l’absence de sourires, l’absence d’étreintes, l’absence de baisers. Mais le mal est fait, l’état cognitif de maman a eu le temps de se dégrader : pouvez-vous comprendre ce que ces mots veulent dire ? L’avez- vous ressenti dans votre chair ? Une chute en juillet vient lourdement impacter son état déjà bien dégradé.

J’apprends par la facture qu’elle est passée de GIR 4 à GIR 2 : langage codé pour dire que la dégringolade est effective, l’angoisse tenaille maman parce ce qu’elle est davantage perdue, a perdu ses repères, ne sait parfois plus où elle est et ce qu’il faut qu’elle fasse chaque matin.

Là encore la maison et les soignants se démènent pour apporter de l’aide à ces personnes devenues plus vulnérables : on appelle ça le PASA, langage codé encore pour dire « pôle d’activités et de soins adaptés ». Et ainsi en octobre le GIR de maman est de nouveau inversé ; elle est repassée de GIR 2 à GIR 4. Elle est effectivement mieux au niveau autonomie. Mais elle est perdue, elle a absolument besoin que quelqu’un aille la chercher dans sa chambre pour chaque activité proposée. Elle a besoin de sortir de sa chambre les jours sans activités, ne sait plus s’occuper seule, va voir ses voisines pour leur demander « du courage ». Elle essaie d’en trouver, du courage, elle fait illusion parfois avec sa gentillesse et ses remerciements toujours prêts à jaillir après avoir demandé de l’aide car « je ne sais pas ce qu’il faut faire, où je dois aller. »

« C’est la première fois que je suis seule à Noël ! »

Fin octobre, la fermeture des EHPAD est de nouveau « recommandée » (dans les faits, elle est imposée) : visites dans les parloirs, pas de visites dans ce qui reste son seul espace personnel que nous avions mis un soin infini à personnaliser (meubles, photos, tableaux). Conséquence catastrophique…

Au fur et à mesure des semaines, depuis fin octobre pour cette dame de 91 ans, à nouveau plus de possibilités de voir ses enfants « chez elle », dans sa chambre.

Alors nous, ses enfants, désirant plus que tout que sa fin de vie cesse d’être ce cauchemar par absence d’affectif familial, désirant parfois la voir juste sourire, nous nous démenons : le plus proche géographiquement assure les visites dans les bureaux ou salle de réunions qu’elle n’aime pas ; forcément, ce n’est pas chez elle.

Invariablement elle vient aux visites sans ses appareils auditifs, ou sans ses lunettes, il faut redemander à une bénévole ou autre, de retourner dans sa chambre chercher ses précieuses aides (parfois on ne les retrouve plus, ce sera le cas pendant 15 jours du 22 décembre au 4 janvier).

Si début janvier elle écrivait encore des mails très brefs, elle ne sait plus lire nos mails. Mais elle écrit « bonjour », « je vous aime », « que dois-je faire ? », « éclaire-moi »,

« merci pour tout », « où suis-je ? » « j’ai du mal à marcher », « donnez-moi du courage », « je ne trouve plus mes appareils d’oreilles », etc. Et puis il y a eu le jour de Noël le redoutable : « c’est la première fois que je suis seule à Noël ! » À 91 ans.

Dilemme épouvantable au moment de Noël, devait-on la faire sortir pour lui imposer ensuite un confinement de 7 jours – ingérable – dans sa chambre ? Qu’est-ce qui la fera le plus dégringoler : le confinement post-sortie, ou l’absence de sortie à Noël ? La mort dans l’âme, et avec le conseil d’une psychomotricienne, nous avons choisi, étant donné son état cognitif, de ne pas la faire sortir. Nous ne sommes plus sûrs aujourd’hui que ce choix-là fut le moins pire.

 

Cynisme ou perversité ?

À chaque jour, une petite chose essentielle manque cruellement, certains jours plus que d’autres.

Je connais et vois sa tristesse, et chaque jour j’entends sa demande : que je puisse enfin avoir accès à sa chambre. L’épisode de juillet à octobre où les visites ont été permises, s’est évidemment effacé de sa mémoire. Ma demande de dérogation pour aller dans sa chambre est refusée (pas encore assez de troubles cognitifs ? ; « attendons un peu, s’il vous plait »). Cynisme ou perversité ?

J’ai parfois l’impression d’être la seule à exploser au milieu des familles. Nous nous rencontrons si peu, à la sauvette. Pourquoi beaucoup de familles sont-elles si dociles ? Tout cela dure depuis trop longtemps ; nous sommes usés, tristes, parfois agressifs, et rien dans les consignes transmises n’a de fondement juridique comme le dit Marie de Hennezel. Certains me disent que c’est compréhensible que j’explose, qu’il est infiniment plus aisé d’obéir aux injonctions de « l’Autorité » quel qu’elle soit (blouses blanches, politiques, uniformes,…) plutôt que de réfléchir et de décider par soi-même.

Je pose encore la question : où en est-on dans l’humain, dans la dernière période de vie d’une personne de 91 ans ? À quand de nouvelles directives plus humaines, simplement de bon sens ? À quand l’observation des souhaits de personnes déjà vaccinées qui comme maman, ont bien écrit « à quoi bon vivre si je ne peux voir mes enfants, chez moi ou chez eux ? ». Cette vaccination ne sera t-elle donc pas le moyen de préserver l’affectif qui manque tant ?

Et bien non, je n’ai plus de patience, et mon impuissance me pèse sur les épaules comme une charge qui m’écrase.

Nous voilà fin mai 2021 ; depuis fin mars les visites sont autorisées dans les chambres, sur rendez-vous encore. Si l’on m’avait dit il y a 10 ans que j’aurais à prendre rendez-vous pour aller voir ma propre mère, je ne l’aurais pas cru, persuadée que maman ne pouvait pas devenir une dangereuse criminelle que j’irais voir en prison…

Immense joie que ces autorisations de visites, mais force est de constater que maman n’est plus la même. Que de dégringolade en 14 mois. Au point que ma pauvre maman, l’équipe soignante veut maintenant t’enfermer de nouveau… cette fois dans l’unité dite protégée ! On ne dit plus « fermée » pour faire plus « soft », mais c’est exactement la même chose, c’est fermé avec des codes. Encore une privation de liberté…

Les soignants ne sont-ils plus assez nombreux pour t’accompagner au jour le jour ? Tu as juste besoin d’aller vers d’autres, tu cherches le contact. N’est ce pas un réflexe humain, surtout après avoir été enfermée ? Tu es considérée comme une malade avant d’être considérée comme une personne : c’est ça l’EHPAD d’aujourd’hui. Tu sais trouver la racine grecque ou latine d’un mot, mais tu ne trouves plus tes clés ou tes lunettes. Tu n’as plus de repères dans le temps et parfois dans l’espace, et tu sors de ta chambre pour aller au contact d’autres. Es-tu si gênante ? Es tu rassurée dans une si grande maison où tu dois parfois chercher longtemps avant de trouver un soignant sur ta route ?

 

Alors, rêvons…

Alors nous rêvons… pour l’avenir. Nous rêvons d’abord que le soutien à domicile sera grandement amélioré. C’est urgent. Et pour les personnes qui ne pourraient vraiment plus rester chez elles pour tant de raisons diverses, nous rêvons de petites maisons à taille humaine, pas plus de 20 personnes accueillies, où vivre « comme à la maison » serait la priorité en donnant, c’est essentiel, un rythme aux journées. Est ce qu’un grand ennemi dans les EHPAD n’est pas l’ennui, les heures qui trainent entre 2 repas ? Et aussi le sentiment d’inutilité. Nous, futurs vieux, ne pouvons qu’être terrorisés par cette perspective.

Faire en sorte que les assistants de vie, aides-soignants, assistants de soins en gérontologie soient polyvalents, pour ne pas les enfermer dans leur fonction. Ils peuvent faire appel ponctuellement à un professionnel (kinésithérapeute, psychomotricien, psychologue, etc.). Ces professionnels peuvent dispenser leurs soins et aussi conseiller les assistants de vie.

Et si l’aide-soignant ou l’assistant de vie a un talent pour la guitare, le chant, ou autre, il peut en faire profiter ceux qu’il accompagne dans leurs vieux jours, et devenir animateur, le temps d’un après-midi. Que les talents ou l’inventivité de chacun, soignants ou habitants de la maison, soient exploités. Ne serait-ce pas plus intéressant et attractif comme travail pour les soignants dont certains s’occuperont aussi, par exemple, de partager l’entretien d’un potager, des arbres fruitiers et autres ?

Dans ces maisons où il ferait bon vivre, les habitants eux-mêmes pourraient sans aucun doute s’entraider, chacun à la mesure de ses moyens. C’est ainsi que l’on peut faire « exister » les personnes âgées dépendantes, en leur montrant ce qu’il leur reste et non ce qu’il leur manque.

Ne pas associer des thérapies à tout crin : exemple, ne faisons pas d’art-thérapie !

Quand vous êtes chez vous, à la maison, vous ne faites pas de la cuisinothérapie ; vous épluchez des pommes de terre ou vous faites un clafoutis. Donc tous les jours, chacun doit participer comme il le peut. Quand vous avez envie de caresser le chat, vous ne faites pas de la zoothérapie ; vous avez juste envie de caresser le chat. Quand vous écoutez de la musique, vous ne faites pas de la musicothérapie ; vous avez juste envie que la musique vous accompagne dans votre sieste ou votre activité.

Dans ces maisons, les assistants de vie ne soigneront pas des malades, ils accompagneront des personnes qui combattent la maladie. Les personnes accueillies ne doivent pas être réduites à leur maladie, au stade de la maladie, ou au score des évaluations. Tous les moyens doivent être bons pour éviter que la personne disparaisse derrière sa maladie.

Se poser la question : est ce que les personnes elles-mêmes réclament des thérapies ? Ne veulent- elles pas être écoutées, se sentir utiles, avoir accès à des activités qu’elles aiment et vivre la vie la plus normale possible. Ne cherchons pas par exemple à savoir si le mini-mental state (MMS) s’améliore, l’important est que les personnes accueillies gardent un rôle dans le monde qui les entoure, gardent le droit, comme toute personne humaine, de rester à sa manière agissante et capable, en accédant aux activités ouvertes à tout citoyen.

Il est donc nécessaire, urgent sans doute, d’inventer d’autres formes d’aides, de soutien et d’accompagnement dans ce qui seront encore des moments de vie. Et ne plus voir ce que Christian Bobin observait dans l’EHPAD de son père : « assis dans les couloirs du long séjour, ils attendent la mort et l’heure du repas. »

Églantine

Proche [1], Région Centre-Val de Loire

[1] Réflexion complémentaire : si vous devez me définir dans la signature de mon témoignage, il faudrait rajouter le mot « proche » ; oui je suis une « proche » de mon propre parent. Que c’est étrange de le dire et de l’écrire… ! Pourquoi dire et écrire une évidence ? Nous sommes souvent appelés « proche-aidant », nous les enfants, nous les époux-épouses ; mais j’aime mieux le verbe accompagner qu’aider. Alors écrire sobrement pour me définir « proche » mais en spécifiant « proche qui s’est heurtée à l’interdit d’être proche ».