« Votre mère n’est pas en fin de vie »

Chronique d’une mort annoncée en période de crise sanitaire

Edito par Joëlle Lighezzolo-Alnot

Un contexte et son issue…

Yvonne avait 91 ans, elle était ma mère. Elle est décédée en décembre 2020, dans une clinique où elle avait été admise en urgence quelques jours avant, en provenance de l’EHPAD où elle résidait depuis 2 ans.

Une résidente, voisine chambre, alertée vers 22 heures par un bruit sourd et des cris, trouve ma mère à terre, en plainte, tombée de son lit, la tête en bas et les pieds enchevêtrés dans ses draps. Après plusieurs tentatives d’alerte infructueuses de la part de cette résidente, celle-ci parvient enfin à joindre une veilleuse de nuit qui finira par se rendre au chevet de ma mère et appeler une ambulance.

Son état s’était dégradé depuis juin (suivie en oncologie depuis plusieurs années), et elle sera hospitalisée à plusieurs reprises en urgence durant l’été, pour être prise en charge en septembre par une équipe mobile de soins palliatifs. Un traitement antidouleur par perfusion sera enfin mis en place pour tenter de la soulager des effets d’un cancer avancé, non opérable.

Si, lors du 1er confinement au printemps 2020, j’avais eu la possibilité de la rencontrer, m’étant proposée pour du bénévolat dans son EHPAD pour aider à l’accompagnement des visites des familles, cette possibilité de garder un lien, indispensable au vu de son état, va être balayée en raison de l’application par la direction de l’EHPAD des consignes de l’ARS et transmises aux familles. Il s’agissait très légitimement, je le comprends tout à fait, de protéger une population à risque de toute contagion, et de respecter ces directives.

Cependant, son état empira au cours de l’été, avec des épisodes de douleur insupportables, des moments de désorientation et d’anxiété majorées par un état infectieux (elle me téléphonera jour et nuit à cette période), avec une perte progressive de l’appétit et exprimant une détresse croissante. Les quelques visites octroyées, les rendez-vous par Skype organisés par l’établissement jusqu’à l’automne, me confrontaient alors à une extrême souffrance physique et morale, et à ce qui à mes yeux prenait de plus l’allure d’un syndrome de glissement.

Mon inquiétude grandissante m’amena alors à intercéder auprès de la direction de l’EHPAD (et du médecin traitant de ma mère) pour obtenir davantage de « droits de visite », à l’appui d’un test Covid négatif. En octobre, la réponse de la direction fut la suivante : « nos dérogations de visite portent sur les personnes en fin de vie […] nous ne pouvons pas prendre en compte votre demande de visite pour l’instant ». En novembre, j’alerterai à nouveau l’établissement, suite à mes appels téléphoniques auprès des infirmières (la direction me reprochera ces appels, jugés « trop fréquents ») : j’aurai droit, « à titre dérogatoire », à 2 visites par semaine au lieu de 1 fois tous les 15 jours, à partir du 26 novembre… C’est le lendemain soir que ma mère sera admise en urgence en clinique, et décèdera 10 jours après… Dans cette clinique, je dois le dire avec un soulagement réconfortant, le personnel fera preuve d’une compassion exemplaire en accordant à ses proches des visites permanentes. J’ai pu accompagner ma mère jusqu’à son dernier souffle, et ses obsèques purent se dérouler dignement.

J’ai, il y a quelque temps, écrit à la direction de cet EHPAD, ainsi qu’à la représentante des familles, non pas dans une démarche procédurière, mais dans l’espoir que cette douloureuse expérience puisse aider à une meilleure humanisation des soins dans cet établissement…

Une ébauche de réflexion, entre désarroi et perplexité : quels enjeux ?…

Ce n’est qu’aujourd’hui, plus de 5 mois après la disparition de ma mère, que je peux mettre par écrit ces pensées, encore traversée par des sentiments douloureux, mais avec une relative distanciation temporelle qui me permet de livrer quelques réflexions.

Ma mère n’est certes pas morte de la Covid-19, mais elle fait pour autant partie, à mon sens, de ces nombreux décès résultant de cette pandémie, si mal pris en compte dans le chiffrage officiel.

Le corps médical et la HAS définissent la situation de fin de vie concernant « les personnes qui ont une maladie grave, évolutive, en phase avancée, potentiellement mortelle ou lorsque le pronostic vital est engagé à court ou moyen terme« . Ma mère était malheureusement dans ce cas, sa santé se dégradait de semaine en semaine, et elle bénéficiait de soins palliatifs depuis plusieurs mois, atteinte d’un cancer évolutif, non curable. Certes, l’issue était malheureusement inéluctable, mais cela justifie-t-il pour autant cette privation de présence affective qui lui a été drastiquement imposée au nom de strictes consignes sécuritaires ?

Que penser de cette stricte application des directives sanitaires qui ont prévalu, pour ma mère comme pour tant d’autres personnes et, j’en ai conscience, souvent encore plus tragiquement (j’ai pu être à ses côté lorsqu’elle est décédée, nous avons pu organiser ses obsèques, ce qui n’a pas été le cas pour tant d’autres), au détriment d’une éthique du soin et du maintien de liens affectifs indispensables au bien-être physique et psychique ?

Une juste appréciation devrait être requise, entre risque et bénéfice, entre principe de précaution tout à fait louable (et préconisé bien sûr au sein d’une population vulnérable), et respect des droits humains fondamentaux pour un accompagnement en toute dignité éthique. Il s’agit là d’un enjeu concernant tout autant le bien-être des soignés (des sujets à part entière) que celui des professionnels du soin et des familles endeuillées.

Mais au-delà, il s’agit aussi d’un véritable enjeu à saisir pour une authentique position réflexive, afin de tenter de repenser nos modèles de société et les valeurs qu’il convient de soutenir pour prendre soin du vivre ensemble.