Apprendre à aborder collectivement l’inconnu

Depuis plusieurs années, responsables d’institutions de soins en psychiatrie et de services médico-sociaux, mes collègues et moi, avons continuellement protesté contre la réduction des temps de formation et des temps de réunions institutionnelles dans les équipes hospitalières ou de cure ambulatoire. En France, comme dans beaucoup d’autres pays, une rationalisation de l’ensemble de l’offre de soins a été gérée de manière technocratique en suivant la prescription politique de réduction des coûts du fonctionnement hospitalier et de l’ensemble des dépenses de santé. Cela a commencé par la réduction du nombre des prescripteurs et le numerus clausus des médecins. Il y a eu ensuite la réduction du nombre des lits hospitaliers et la fermeture des petits hôpitaux. Un manque de liaison entre les soins d’exercice libéral et ceux du service public a accru les conflits et les tensions dans ce domaine.

La crise liée à la pandémie du Covid-19 est venue accentuer dramatiquement les difficultés de fonctionnement des services de soins et des lieux d’accueil des personnes âgées dépendantes. Je propose une analyse de l’impréparation et des difficultés d’organisation dans l’urgence en analysant la difficulté à maintenir sur le long terme une démarche collective vis-à-vis de l’inconnu, de l’imprévisible.

Analyser les mécanismes collectifs

Même si des études avaient été menées auparavant pour préparer le système de soins français à une épidémie virale, l’ensemble de l’administration et des soignants n’étaient pas prêts à l’affronter. Il me semble indispensable d’analyser les mécanismes collectifs qui empêchent de prévoir et d’organiser une réponse aux dangers.

On pourrait mettre en avant le sentiment de sécurité et l’excès de satisfaction dans les performances, qu’il s’agisse des recherches biologiques, des nouveaux traitements, du développement de la chirurgie ambulatoire grâce à un matériel décrit comme extraordinaire. Il y a sans doute une fascination à valoriser des techniques idéalisées concernant la maladie et la mort. On constate en revanche qu’un travail dans la communauté qui prend en compte la réalité du terrain est bien plus efficace que les directives venant du ministère. Je rappellerai la qualité du travail effectué dans la région de Marseille en 2003, au moment de la canicule, sous l’impulsion dynamique d’un professeur de médecine qui, depuis plusieurs années, avait développé une culture d’entraide et d’accompagnement pour les personnes âgées.

Il est urgent de prendre conscience de la force des phénomènes collectifs qui empêchent le dialogue et des discussions intelligentes entre les parties prenantes des décisions politiques : ministères, préfectures, collectivités locales. Cela conduit à une inflation des textes et à une complication des procédures imposées. L’exemple caricatural est donné par le texte de 63 pages émanant de l’Éducation nationale pour les collectivités locales.

Considérons aussi la méconnaissance du travail effectué par notre collègue Christophe Dejours sur la dérive de l’organisation du travail dans certaines entreprises où la prescription des tâches par procédure enferme les travailleurs et entrave leur créativité. Le remplacement d’un travailleur par un autre fait de ceux-ci des agents de production indifférenciés. Cela permet une diminution des coûts qui seraient liés à la personnalisation de la rémunération par l’ancienneté et de la qualité du travail effectué. Dans les hôpitaux, la gestion administrative des personnels que l’on a rendu interchangeables, a empêché de maintenir une culture du service avec le compagnonnage qui permet la transmission de l’expérience acquise dans les soins, et la stabilité des conduites relationnelles.

Heureusement l’urgence et la gravité de l’épidémie ont obligé toutes les personnes à travailler autrement. Dans un numéro récent du Monde, Sylvain Tesson, décrivant son passage à la Pitié Salpêtrière, montre bien qu’il a compris et transmis en tant qu’écrivain ce qui était vécu par l’ensemble des soignants et de tous ceux qui faisaient fonctionner l’hôpital. Il faut avoir été de garde la nuit pour comprendre l’importance d’un brancardier, d’un agent d’entretien, d’un électricien comme celle des chirurgiens ou de l’administrateur de garde.

Promouvoir une démocratie sanitaire

Il est urgent de reprendre l’analyse des modes d’échanges et de l’élaboration des politiques entre les soignants, les administrateurs et les politiques. Pour cela, il faut nous référer à une éthique que je définirais comme le développement d’une capacité collective à être en relation avec l’inconnu. Plusieurs travaux y font allusion. Je me réfère en particulier à l’entretien avec Edgar Morin publié récemment dans Le Monde. Cela conduit à l’acceptation des limites de chacun. D’autre part, il est indispensable de revenir à un esprit de planification des dépenses et d’organisation des systèmes de soins. Nous devons montrer la valeur positive des dépenses effectuées dans la formation des soignants, dans l’organisation des institutions de soins et les classer comme frais d’investissements nécessaires au fonctionnement. En effet, les comptes d’investissements ne doivent pas seulement concerner les locaux comme c’est le cas actuellement. Il faudra aussi repenser la mission donnée à l’École nationale de la Santé et promouvoir ainsi une nouvelle approche pluridisciplinaire de l’évaluation des soins. Cette évaluation doit être collective et tenir compte de la nécessité du développement d’une clinique qui valorise la démarche intellectuelle plus que le développement des approches techniques, procédurales et administratives. En effet quels que soient les systèmes politiques, l’organisation administrative cherchera à utiliser sa position dominante pour réduire les dépenses de soins et d’accompagnement social.

Lorsque nous analysons la constitution des systèmes dominants, nous pouvons être inquiets de voir se reconstituer des empires. Des dirigeants ne voient pas leur désir de puissance limité par un contre-pouvoir. Il y a ceux des GAFA ou ceux qui ont fait fortune dans le luxe, l’immobilier, etc. Nous pouvons aussi nous interroger sur le système économique engendré par le pouvoir d’un parti communiste chinois qui, à partir d’une culture millénaire du commerce et du travail productif, amène ce pays à une position dominante. Le développement d’une politique de santé doit s’effectuer dans des ensembles politiques suffisamment importants, par exemple l’Union européenne, l’Afrique. Nous devons nous efforcer de promouvoir une démocratie sanitaire qui ne doit pas être réduite par un pouvoir dominant quel qu’il soit.

Seule une position éthique permettra de valoriser cette démocratie sanitaire et une reprise du travail de planification qui met au second plan la satisfaction immédiate consumériste et redonne toute sa place à une vision des besoins de santé prenant en compte le moyen et le long terme. Je suis de ceux qui en ont assez d’être dominés par le besoin de performance et de vitesse qui a remplacé les conduites et les attitudes de protection de l’ensemble de la population donc des plus faibles. C’est la raison qui m’incite, avec d’autres, à transmettre à nos collègues qui débutent leur pratique professionnelle et accèdent à des postes de responsabilité, le contenu de notre expérience de clinicien ayant participé à la gestion d’une entreprise de soins ou du secteur social et médico-social.

 

Bernard Voizot

Psychiatre, psychanalyste, Société psychanalytique de Paris.