Bioéthique et pandémie

Une préoccupation éthique

Les principes éthiques en matière de soins, du moins ceux qui sont unanimement acceptés en France, ne tombent pas sous le sens commun. Il faut les réfléchir, les faire comprendre, les enseigner et les expliquer. Et il y a probablement en ce domaine une défaillance ou une insuffisance à combler dans l’éducation des futurs médecins. Les médecins qui devraient être à même d’avoir du recul dans le maquis des fausses annonces sont tout aussi contaminés que le reste de la population par l’air du temps. L’expérimentation humaine doit sans cesse être regardée et analysée à l’aune de principes qui ne vont pas sans dire. La pandémie virale à Covid-19 et les réactions qu’elle provoque dans la société constitue au plan de la bioéthique un véritable « stress test ». Les décisions prises au sommet de l’État sont de ce point de vue fort intéressantes et montrent une véritable préoccupation éthique. Les choix pour le politique sont bien sûr d’une insondable complexité puisqu’en arrêtant le système économique on plonge dans la détresse et la misère les plus vulnérables, ceux qui n’ont aucune marge de manœuvre. Des voix aigres se sont d’ailleurs élevées pour dire à quel point le remède du confinement pouvait être pire que le mal qu’il cherche à contenir.

Aplatir le pic épidémique

À la racine de cette décision de confinement, il y a bien sûr le souhait de réduire la mortalité immédiate de la pandémie. Mais à l’heure de cet écrit, elle se chiffre pour la France à 15 000 décès avec une surmortalité évidente pour le quatrième âge, où les comorbidités sont plus fréquentes. Des épisodes sanitaires antérieurs nous avaient déjà confrontés à de tels chiffres de mortalité surajoutée : la canicule en 2003 et ses 15 000 morts, la grippe de Hong Kong et ses 30 000 morts français en 1968-1969 et d’autres bien plus graves encore comme la grippe espagnole en 1918 et ses probables 50 millions de morts dans le monde. Les pestes au Moyen Âge ravageaient des pourcentages considérables des populations atteintes et il y avait des morts partout, dans toutes les familles et dans tous les milieux. Aplatir le pic épidémique ne veut pas dire diminuer l’aire sous la courbe des gens qui vont contracter le virus. Mais le confinement diffère le moment où le virus ne circulera plus massivement et donc la fin de l’épidémie. Il limite la létalité du virus dans l’immédiat, mais même en réanimation beaucoup de patients meurent. Sauf à découvrir un traitement ou un vaccin miracle dans le temps court imparti, il faudra bien que l’humanité développe une « immunité de troupeau » face à ce nouveau pathogène pour le réfréner définitivement et le ranger dans la case des mauvais souvenirs de l’humanité, jusqu’à ce qu’un nouveau virus muté ou fraîchement adapté à la contamination humaine ne vienne prendre sa place. Les courbes de pandémies d’autrefois étaient aplaties naturellement par la longueur des déplacements. Mais à l’heure du monde globalisé, un virus détecté le 17 novembre 2019 à Wuhan en Chine a pu envahir toute la planète en quelques semaines. Les uns maudissent les marchés d’animaux sauvages, les autres vilipendent le délai d’alerte d’un gouvernement totalitaire et les troisièmes retirent leurs subsides à l’OMS qui n’a pas fait son travail. On a juste changé de boucs émissaires ; on accuse plus l’Autre d’avoir empoisonné les puits.

Empêcher la rupture d’égalité devant le soin

Un principe éthique fort se cache derrière l’objectif d’aplatir les courbes de la contamination. Il s’agit moins de diminuer le nombre total de morts sur lequel on n’agit peu que d’avoir à choisir parmi les malades ceux que le système pourra prendre en charge. Un épisode a pu passer inaperçu en début de pandémie dans le Grand Est. Une équipe d’un petit journal allemand a demandé à faire un reportage au CHU de Strasbourg sur la prise en charge des patients atteints de Covid. Son passage dans les services a été si elliptique que personne ne s’en est souvenu. Mais lorsqu’un article issu de cette visite a décrit l’obligation des médecins du CHU de choisir les patients à réanimer du fait du manque de moyens, il y a eu localement un tollé médiatique et l’ambassadeur d’Allemagne en France a été sommé de prendre fait et cause contre la feuille de chou allemande qui n’avait pas fait de véritable travail d’investigation. S’agissait-il d’impressionner le lecteur allemand ? Quoi qu’il en soit, la réaction collective ressemblait fort à une véritable indignation. Ce qui serait le plus intolérable et source infinie de recours en tous genres, serait la rupture d’égalité devant le soin. Officiellement cela ne s’est pas produit en France et, grâce à l’aplatissement de la courbe des contaminations, ne devrait pas se produire car ce serait l’écueil absolu. Qu’à l’issue de la pandémie le décompte des morts soit important chez nous comme ailleurs ne fait pas l’ombre d’un doute. Et cela l’humanité l’admet depuis la nuit des temps. Mais qu’on ait dû, fût-ce un court instant, renoncer, comme en temps de guerre, au principe d’égalité devant le soin, représenterait un véritable accident bioéthique pour le politique qui en serait tenu pour responsable. Il vaut donc mieux sacrifier des intérêts matériels que d’affronter ce type d’accusation et donc non, en l’occurrence, le remède n’est pas pire que le mal. Personne, pas même les Anglais qui avaient dans un premier temps choisi la voie de l’immunité de troupeau, ne peut assumer qu’une partie des décès soit due à autre chose qu’à « dame nature », soit due à une carence ayant provoqué une inégalité des soins. Le même type d’analyse se profile derrière l’attitude des pouvoirs publics en matière de médicaments. Le peuple ne supporte plus que la science, les médecins, l’État leur disent qu’on n’a pas de thérapeutique validée. « On nous cache des choses. » Et d’ailleurs de nombreuses propositions surgissent qui toutes affirment, le doigt mouillé dans le vent, avoir résolu le problème. J’ai donné mon traitement dit un médecin de Moselle à tous mes patients et aucun n’est mort. Tout le monde est guéri dit cet autre bateleur qui a pourtant un diplôme de docteur en médecine oubliant que le taux de mortalité est de 1,7 % et que 98,3 % des personnes atteintes guérissent spontanément, sans thérapeutique aucune. Il est donc absolument indispensable de donner à penser que toutes les solutions sont mises en œuvre, même celles qui n’ont fait la preuve ni de leur innocuité ni de leur efficacité. Les principes de l’expérimentation humaine sont donc mis à mal par l’instauration de traitements compassionnels qui sont habituels quand la létalité est importante. Les principes de bioéthique ont donc une hiérarchie interne, non visible, et pourtant déterminante, qui, sous couvert de choix politiques, influence de manière majeure les décisions. Et on ne peut qu’approuver la volonté de pouvoir d’éviter la catastrophe que serait d’avoir à choisir entre les personnes qu’on soigne. On peut certes dire que gouverner c’est prévoir. Mais en la matière, gouverner c’est choisir le moindre mal éthique.

Israël Nisand

Professeur émérite de gynécologie obstétrique, président du Forum européen de bioéthique.