Ce que le monde du grand handicap nous apprend de la résistance

Sous le feu du projecteur

C’est comme si tout à coup, un énorme projecteur s’était braqué sur nous, nos travers, nos qualités, nos mesquineries inimaginables et nos grandeurs insoupçonnées. C’est comme si d’un coup, nous vivions sous une loupe impitoyable qui grossissait nos actions pour mieux nous aider à prendre du recul et nous empêchait de ne voir qu’à grands traits, de nous abriter derrière des évidences bien éculées.

Nous vivons dans un monde où les fractures et les disparités sont telles et si communément admises, devenues invisibles, que leur mise en lumière brutale nous laisse sidérés. Le confinement à plusieurs dans de petites surfaces, les parents isolés, les personnes âgées solitaires, et les psychismes fragiles, la mort qui rôde et que nous tâchons de ne pas voir ; tout cela existait avant, et existera après, et nous sommes incapables d’y rien changer, mais tout à coup nous les voyons.

Nous découvrons aussi ceux qui assurent la réalité, l’évidence d’une humanité paradoxalement besogneuse et éclatante, quotidienne et héroïque. Brillant de l’éclat obstiné dont rayonne, à bas bruit, ceux que motive l’essentiel, et qui ne le savent pas, occupés qu’ils sont à ce qu’ils croient être l’évidence. Loin des peurs, ou avec leurs peurs, qu’ils soient conscients ou ignorants du risque encouru, tout entiers pris dans un quotidien qui leur paraît si ordinaire, si nécessaire, impossible à éviter, à mettre de côté. Aujourd’hui tirés de l’ombre et s’en étonnant, car ils ne font que leur métier. La foule des anonymes qui assurent notre vie quotidienne, à nous, humanité animale qui continuons quoi qu’il arrive à combler les besoins vitaux, boire, manger. La multitude de tous ceux qui risquent leur vie pour les autres dans les hôpitaux, dans les institutions d’accueil, auprès des plus vulnérables. On voit des choses étonnantes, des spécialistes faire modestement un travail d’aide-soignant, des personnes qualifiées pousser des chariots, répondre au téléphone. Quelles leçons….

Que retiendrons-nous de cette période ?

Que retiendrons-nous de ces moments terribles, de ces angoisses de ces déchirements. Sur un fond d’informations anxiogènes, d’absences de certitudes, de contradictions quotidiennes ? Où les drames humains sont réduits à des chiffres, où le nombre de guérisons n’est jamais mis en avant ? Quel mémoire en garderons-nous demain, quels apprentissages pouvons-nous en tirer dès aujourd’hui ? Quels émerveillements, quelles découvertes, quelles blessures ?

L’apprentissage que nous faisons tous est celui de l’incertitude et de la vulnérabilité, que nous partageons enfin, que nous découvrons tapies au plus profond de nous-mêmes. Nous qui étions si forts, si sûrs de nous, si préoccupés de bagatelles, nous voilà sans préparation confrontés à l’indicible, à la peur du lendemain que nous pensions disparue sous des miracles de technologie. De retour au XIVe siècle, écartelés entre les troupes du Prince Noir et la grande peste, à comprendre que nous ne serons peut-être plus là demain, et pas seulement à cause du Covid, à découvrir enfin la valeur de l’instant…

La sagesse de nos comportements vient-elle de notre peur ou de notre souci de responsabilité ? C’est selon, bien sûr, nous savons bien que « les gens » ne sont qu’une juxtaposition de cas particuliers. Ce moment est, pour certains, le moment de s’asseoir pour réfléchir, de prendre le temps de regarder autour de soi.

Les enseignements de la vulnérabilité

Une fois encore, les leçons nous viennent du monde du grand handicap. Ces personnes, que l’on croit si fragiles et si démunies, ont tout à nous apprendre, et d’abord la résistance. À l’usure, à l’ennui, à la tristesse. Résistance silencieuse, obstinée, sur tous les fronts. Leur vulnérabilité est extrême. Leur goût de la vie aussi. Silencieux, dépendants, parfois douloureux, à la merci de la volonté de communiquer d’autrui, ils sont tout entiers dans l’instant, tout entiers dans l’échange. Sensibles à la plus petite attention. Patients. Tolérants. Courageux. Pourrions-nous en dire autant ? Certes, ils ont peu de soucis matériels ; et le jour d’après ne les préoccupe guère. Mais est-ce là l’essentiel ?   

Le risque qui nous enseigne la vulnérabilité, le confinement qui nous apprend la dépendance, l’immobilité nous rapproche d’eux. Il nous révèle la force de la solidarité, l’importance de l’échange.

C’est vrai pour les enfants, les jeunes, polyhandicapés, dont les externats ont fermé, et dont tout le soin incombe aux seuls parents, sans aide extérieure, faute de masques, faute de moyens de prévention, de protection. Parfois, ils s’ennuient. Parfois, par la magie des écrans, ils voient leurs camarades, eux aussi confinés chez eux. Ils retrouvent le sourire. C’est encore vrai pour ceux qui sont restés dans leur internat, confinés dans leurs chambres et qui ne sortent pas, ou peu. Certains apprécient les écrans. D’autres ne les supportent pas, s’en détournent. Déception ? Manque que l’image exacerbe ? Personne ne le sait. Ils vivent avec des professionnels, qui au-delà de leur savoir-faire, ont un savoir être. Qui les aiment. Sans cela on ne reste pas dans le monde du polyhandicap. Masqués, quand ils le peuvent, par prudence, pour éviter d’être vecteurs de la maladie, puisqu’ils entrent et sortent dans le monde « extérieur ». Masqués, cela veut dire sans sourire. Qu’en éprouvent les personnes polyhandicapées ? Nous n’en savons rien. Eux continuent à sourire. Ou pas. Ils ont une telle volonté de vivre qu’ils nous donnent l’impression d’être plus résistants que ne le laissait supposer leur vulnérabilité apparente, leur fragilité établie.

Ceux qui les entourent, qui viennent tous les jours s’occuper d’eux, les accompagnent, les parents, les professionnels, les soignants, savent la qualité de ces personnes qu’ils côtoient. Tous disent à quel point ils ont changé leur vie. Ils sont, plus que jamais, les catalyseurs de l’essentiel. Ce qu’ils suscitent d’intelligence, de solidarité, d’amour, de tolérance est tout bonnement prodigieux. Ce qui tient d’amour dans un bavoir cousu pendant cette période, ce que révèlent les plus petits gestes, la mobilisation qu’ils suscitent est indicible, comme l’est ce qu’ils donnent au quotidien.

Ces parents, ces professionnels, seront-ils les seuls à tirer les leçons de cette pandémie ? Apprendrons-nous enfin la force de l’échange, l’apport de la différence dans une société vraiment, réellement inclusive, où chacun a sa place là où cela lui convient le mieux ? Finirons-nous, à la lumière de cette épreuve, par reconnaître l‘importance de chacun dans la construction commune ?

Souhaitons-le. C’est alors, et seulement alors, que tous ces bouleversements prendront, peut être, sens.

Marie Christine Tézenas du Montcel

Secrétaire générale du groupe Polyhandicap France.