Ce que nous avons fait endurer à nos aînés afin d’en assumer collectivement la responsabilité

La crise sanitaire est venue frapper de plein fouet un hôpital moribond qui souffrait depuis des décennies. Cette souffrance avait fini par infiltrer chacun de ses services. En gériatrie pourtant, des investissements financiers conséquents avaient permis ces dernières années l’essor d’une professionnalisation du soin des personnes âgées, par la mise en place des consultations mémoire, des équipes mobiles extra-hospitalières, des hotlines destinées aux professionnels de ville. Alors qu’ils étaient souvent à l’écart, les services de médecine gériatrique ont été implantés dans les grands centres hospitaliers pour que les patients puissent bénéficier de l’apport des autres spécialités et des plateaux techniques. Malgré ces avancées, le malaise dans cette discipline était profond. La souffrance au travail constituait une donnée ordinaire avec laquelle nous devions composer chaque jour.

Pourtant l’hôpital, dont la gériatrie hospitalière, a su réagir avec professionnalisme et détermination pour surmonter l’épreuve imposée par l’épidémie. Nous avons laissé de côté les conflits et les tensions pour être à la hauteur de l’urgence, et nous concentrer sur l’essentiel de notre mission : le soin. Avec la décrue actuelle, l’hôpital se réveille sonné, chacun mesurant le caractère exceptionnel de ce que nous venons de traverser. L’inquiétude monte aussi, car l’institution tend naturellement à essayer de reprendre son fonctionnement antérieur, comme si après le bouleversement de l’épreuve, nous étions tentés de retrouver des repères connus.

Pour des raisons complexes et multiples, un grand nombre d’EHPAD n’était pas non plus en bonne santé avant l’arrivée du virus. Les professionnels et les résidents y ont été exposés en première ligne. Ils ont dû faire face, parfois seuls et démunis, à une épidémie qui a pris dans certains établissements une ampleur dévastatrice. Ils n’ont pas toujours eu le soutien et les moyens dont nous disposions à l’hôpital. Beaucoup de personnes âgées y sont décédées sans leurs proches, accompagnées et soignées par des professionnels eux-mêmes parfois malades, à qui la société n’accorde habituellement que peu de reconnaissance.

L’heure du deuil est maintenant venue. Deuil de tous ceux qui sont décédés dans des circonstances insupportables à cause de la maladie, mais aussi à cause de la manière dont nous avons collectivement réagi. En fonçant tête baissée dans une représentation fantasmée de la maîtrise du risque sanitaire, nous avons été amenés à priver nos aînés et leurs proches d’un dernier échange, d’un dernier regard, d’une dernière caresse, et parfois d’un adieu. Nous avons saccagé des processus de deuil en nous obstinant à enfermer leurs corps immédiatement après le décès dans des housses froides et hermétiques, sans même nous autoriser à penser des alternatives plus douces, aux risques acceptables, permettant aux proches qui le souhaitent de se recueillir devant la dépouille de leur parent ou ami. La peur collective a été si grande que nous avons été engloutis dans des directives souvent excessives, largement nourries par cette panique contemporaine qu’engendre le déni de la mort.

Dans les lieux de vie que sont les EHPAD, sous l’impulsion de ces mêmes directives, la prévention nécessaire du risque viral a frôlé la maltraitance en interdisant du jour au lendemain toute relation avec l’extérieur. Nous avons fait le pari de nous sentir mieux de voir les résidents s’éteindre et se morceler par carence affective, plutôt que de prendre un risque mesuré en leur autorisant encore un peu de vie par des visites régulées de leurs proches.

Certes, nous avons été pris de court, il a fallu un peu de temps pour s’organiser et connaître cette nouvelle maladie. Evidemment, les directives et les contraintes étaient absolument indispensables pour limiter la propagation du virus et s’organiser pour soigner les malades. Bien sûr, ici et là, il y a eu des initiatives singulières et courageuses, de bon sens, pour aménager avec raison et prudence un peu de tendresse au milieu d’une épidémie meurtrière et de ce que certains ont appelé une « folie hygiéniste ». Mais collectivement, presque sans résistance, une partie de nous a accepté cette « folie ».

Nous sortons bouleversés de cette épreuve comme si nous découvrions, avec terreur et avec espoir, ce que nous sommes encore capables de faire. La période qui s’ouvre maintenant est déterminante. A l’hôpital nous devons saisir l’opportunité de faire perdurer la motivation et la détermination qui se sont révélées avec la crise. Il y a là pour nous un espoir de retrouver du sens et de la confiance dans notre travail. Tout retour en arrière est impossible.

Plus largement, à l’échelle de la société, il va nous falloir du courage pour regarder sans défaillir ce que nous avons fait endurer à nos aînés afin d’en assumer collectivement la responsabilité. 

Pierre Grosmaitre

Médecin gériatre, Hôpital de la Croix-Rousse, Lyon