Ces scientifiques soudain devenus des femmes et des hommes politiques

Un péril méthodologique ?

Mêlant les laboratoires, ces fabriques de cuirasses pulmonaires habituellement peuplés par les seuls hoplites de la science, à l’espace public d’une cité chagrinée par la peur, la politique envahit jusqu’à l’ombilic et l’omphalos. Peut-on saisir, en philosophe, l’origine de ce péril méthodologique, voire s’en préserver, même si le résultat de cette bataille risque, in fine, d’être le même que celui de son homologue historique ? Beaucoup de scientifiques étant soudain devenus des femmes et des hommes politiques, ils exercent, depuis mi-mars, une influence directe sur la vie de la Cité. Mais d’autres sont allés plus loin sur ce même chemin politique en s’affranchissant de la rigueur de la méthode scientifique. En échange, ils espèrent récolter quelques biens de nature différente : peut-être soigner des malades, même si à l’instant donné leur sort demeure incertain ; certainement se faire un nom. Ces chercheurs sont-ils encore au service des valeurs de la science ? La tentation immédiate est de répondre par la négative. On lit souvent que de telles personnes seraient trop ambitieuses, qu’elles rechercheraient, selon l’expression d’une agence de presse chinoise, « la gloire et la richesse ». Cependant, il serait trop hâtif d’attribuer l’origine de leur rébellion contre les pairs, contre la méthode même de la science, à la seule ambition personnelle. L’énigme centrale de leur entêtement ne se résout pas par une affaire de richesse ni par la quête de l’influence politique. Une question demeure, proprement dérangeante : comment peuvent-ils y croire même s’ils se voient condamnés et accusés de tous bords ? Sont-ils devenus fous ?

Une étrange intégrité

C’est qu’ils ont, eux aussi, une certaine forme d’intégrité. Celle-ci n’est pas facile à saisir parce qu’elle n’a pas la prétention de s’appliquer à tous ni d’être objective. À nous autres, elle paraît, sinon complètement folle, du moins hérétique. Cette étrange intégrité repose sur un coup de dés futur ; selon l’expression du philosophe anglais Bernard Williams, sur la « fortune morale ». Un scientifique sait qu’il existe, et qu’il existera, des choses dont il ne sait rien, et qu’aucun expert ne peut connaître à présent. Des conséquences imprévisibles d’une maladie, mais aussi des conséquences imprévisibles d’un traitement, pour le bien comme pour le mal. Les principes d’éthique médicale, notamment la bienfaisance et la non-malfaisance, exigent que la connaissance des résultats soit acquise avant l’action de soin. Sinon ce dernier, censé rétablir la santé du patient, pourrait au contraire produire un effet néfaste. Mais le jugement éthique ne se réduit pas à l’évaluation de la conformité d’une action à des règles ou à des principes préétablis. Il dépend – plus précisément, il dépendra – aussi des conséquences de cette action. Le jugement n’est pas figé dans le temps ; il sera révisé lorsque les effets futurs seront enfin avérés. Bernard Williams se place dans le temps présent et essaie d’interpréter ce fait éthique paradoxal. La théorie du bien et du mal, quelle qu’elle soit, ne résiste pas à une attaque au futur antérieur. Forme ultime du conséquentialisme, coup de dés, bonne ou mauvaise fortune, nos Thermopyles éthiques. Cette dimension non déontologique, non principielle, du jugement, fréquente dans l’étude des nouvelles technologies, s’étend aussi – et c’est là le paradoxe – au domaine médical. Cela représente même un scandale éthique, car parmi les conséquences figure la mort, irréversible, impardonnable. Un facteur de jugement qui, on l’a dit encore dans le Code de Nuremberg, n’est pas commensurable avec le désir d’acquérir des connaissances nouvelles.

Un entêtement d’ordre métaphysique

Un chercheur prêt à résister à toutes les critiques, misant sur ce qui apparaît aux autres comme incertain, voire comme aléatoire, s’imagine déjà réconforté par l’histoire qui lui aura donné raison. Non pas « donnera peut-être », mais « aura donné ». Il abolit le hasard et s’affranchit de toute incertitude, et par là de sa condition de chercheur. Sa méthode consiste à croire que la chance l’aura déjà revendiqué. Son plus grand entêtement est d’un ordre métaphysique, et non politique. Cette personne ne vit pas dans le moment présent, elle ne se reconnaît que dans un récit de victoire. Évidemment, sa métaphysique du temps personnelle n’est pas sujette au partage. Elle constitue sa vérité strictement personnelle. Si cette personne reste isolée, elle n’est point nuisible ; mais, au milieu des ouailles, elle serait la seule à ne pas verser dans une théorie de complot. Cette bonne fortune qu’elle tient pour acquise, les autres ont le besoin qu’on la leur justifie. Une posture qui est ainsi folle est, dans le même temps, parfaitement intègre. Elle n’a qu’un défaut que nous autres sommes les seuls à voir : les patients, eux, meurent ou guérissent dans le temps linéaire, bien avant le coup de dés oraculaire. Dans l’histoire du moment présent, la mort défile en effet des deux côtés des Thermopyles.

Alexeï Grinbaum

Chercheur au laboratoire de philosophie des sciences (LARSIM) du CEA-Saclay et enseignant d’éthique des sciences à l’ENSTA, à l’université d’Évry et à l’Institut Pasteur.