Comment agir, réagir, mais aussi soigner en l’absence de connaissance ?

Pandémie… Mais ne faisons pas de raccourci hâtif, car l’histoire n’a pas commencé ainsi. Il y eut d’abord une épidémie dont les contours semblaient flous, avant de devenir plus précis, plus proches aussi. Graduellement, la maladie est devenue bruyante, pressante jusqu’à l’omniprésence : la pandémie à savoir la propagation mondiale d’une nouvelle maladie, le Covid-19. La confrontation fut brutale et déroutante car cette pathologie, de définition émergente, nous est totalement étrangère. Comment agir, réagir, mais aussi soigner en l’absence de connaissance c’est-à-dire en présence de l’inconnu ? D’emblée, deux éléments étroitement liés prédominent : le doute et le sentiment d’impuissance décuplés par l’ampleur du phénomène. Ce constat est d’autant plus prégnant que nous ne disposons à ce jour d’aucune thérapeutique curative spécifique validée.

La fragmentation de la société

L’incontestable violence de la situation sanitaire actuelle est à l’origine de scissions d’échelon individuel et collectif, de ruptures en cascade. Ces ruptures ont pour point commun d’être médiées par la maladie, devenue en très peu de temps un véritable pivot sociétal. Distinction de deux groupes, presque de deux mondes, selon leur confrontation plus ou moins directe avec la maladie. D’un côté, un monde soignant, en mouvement, dont la finalité est d’obtenir, à défaut de sa résolution certaine, la réversion de la situation. De l’autre, un monde tenu en isolement, à distance de l’autre (y compris de ses attaches affectives les plus proches), pour protéger et éviter la transmission galopante de cette zoonose. Ces deux groupes, que l’on peut juger artificiellement déduits, partagent cependant une rupture temporelle patente entre un temps passé et un temps actuel. Ces temps s’articulent, au moins dans leur commencement, encore (et toujours) autour de la pandémie. Initialement, le temps fut préparatif pour anticiper, chacun à sa manière, dans un délai relativement court, l’arrivée de la maladie. Secondairement, le temps est devenu adaptatif, focalisé autour des activités permettant de subvenir à la vie dans ses aspects essentiels (principalement la santé et la vie matérielle). Cependant, après ces temps partagés, chaque groupe a connu un temps spécifique. Il est possible, là encore de façon quelque peu arbitraire, de définir deux temporalités selon leur proximité avec le Covid-19. Les soignants sont plongés au cœur d’une temporalité d’évolutivité rapide, parfois immédiate, rythmée par la charge en soins, d’évolution peu prévisible. Les non-soignants intègrent une temporalité satellite, certes plus lente mais non moins difficile à anticiper. Et à temps différents, espaces distincts différenciés par le confinement imposé pour limiter la propagation de la maladie contagieuse. Seuls les personnes actives ayant un rôle sociétal indispensable (dont les soignants) sont autorisées à travailler. Les confinés sont limités à des espaces clos au sein desquels, le cas échéant, leur activité professionnelle peut avoir lieu. Toute sortie se doit d’être justifiée et limitée dans le temps et l’éloignement par rapport au domicile. Cette liste non exhaustive des principales ruptures révèle l’impact majeur de la pandémie assortie des mesures sanitaires prises : la fragmentation de la société tout entière. Chacun peut percevoir, à son propre niveau, les subtilités et les conséquences de pareille situation, et en avoir une analyse singulière. Elle relève donc à ce titre de l’expérience – c’est-à-dire selon son étymologie le « fait d’acquérir des connaissances par la pratique » – avec pour résultat l’émergence d’une forme de véracité personnelle. Au demeurant, cette expérience présente une double caractéristique temporelle remarquable : son caractère non dérogatoire vécu simultanément par tous, et parallèlement, sa durée indéterminée telle une ligne de fuite vertigineuse. Vivre, éprouver pareil risque sanitaire ensemble, à un tel échelon, révèle et réveille des réactions similaires et des caractéristiques communes, conjointes. Comment échapper à l’inquiétude voire à la peur, même fugaces, depuis l’irruption du Covid-19 ? Comment ne pas percevoir sa vulnérabilité à l’annonce des chiffres de décès journaliers ? Comment ne pas ressentir une forme d’isolement induite par le bouleversement des repères du quotidien ?

Une volonté collective

Au travers de cet évènement sans précédent, l’expérience vécue comporte donc, indépendamment de la place de chacun dans la société, nombre d’éléments dont les similitudes, les analogies sont à décrypter. Dès lors, se rassembler autour de cette expérimentation sensible qu’est cette pandémie revient à initier un mouvement partagé, un rapprochement. De fait, la dimension fragmentaire de la situation subie peut être pondérée par la volonté personnelle et collective de ne pas quitter la communauté, mais plus encore de s’y inscrire. N’en va-t-il pas de la responsabilité de chaque individu de ne pas s’extraire de la société au cours de la pandémie ? N’est-il pas du devoir de tous de réinvestir la démocratie comme première valeur fondatrice commune ? La solidarité est une ressource permettant de s’adapter, de résister. Mais en quoi cette même solidarité ne serait-elle pas également une voie de mise à distance du caractère disruptif du contexte actuel ? Ignorer ou négliger pareil ressort reviendrait à nier la place et le rôle de chacun. Ne pas recourir à certaines attitudes (véritables valeurs à part entière, tels le respect, l’écoute, la sollicitude) s’assimilerait à la négation de la capabilité de chacun, sa capacité à faire des choix en vue de s’adapter. Cette situation d’une gravité extrême ne doit-elle pas in fine être transcendée par notre aptitude à débattre, à rechercher et à envisager la possibilité d’avancer ensemble ? Reconnaître cette opportunité renoue avec le contrat social. En effet, si l’intérêt supérieur de tous prévaut, l’expression et la liberté de chacun doivent trouver place et assise au cœur du débat. Choisir pour moyen et finalité ultimes ce cheminement démocratique serait une forme d’anémomorphose à savoir l’adaptation à des vents dominants.

Aline Santin

Praticien hospitalier, urgentiste, service de médecine interne, hôpital Tenon, AP-HP.