Concevoir la médiation de crise comme une médiation horizontale

Le 14 avril 2020, dans une note confidentielle, Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19, proposait la mise en place d’un « comité de liaison avec la société », actant une représentation de la société civile dans la gestion de la crise. Nombreuses furent les réactions pour en affirmer le caractère impératif et primordial (entre autres, celles de la Société française de santé publique et France Assos Santé, ou de chercheurs[1]). Il semble s’exprimer ici le basculement d’un modèle de communication dont la verticalité montre ses limites et qui nous enjoint à repenser les modes de médiation en temps de crise.

 

[1] Par exemple celle d’Emmanuel Hirsch, https://www.linkedin.com/pulse/covid-19-une-concertation-d%25C3%25A9mocratique-d%25C3%25A9sormais-emmanuel-hirsch ; ou encore de Valéry Ridde, directeur de recherche en santé publique, https://blogs.mediapart.fr/valery-ridde/blog/240420/il-faut-revolutionner-la-sante-publique-en-france-0

La communication n’est pas qu’expression, ou les aléas d’une médiation transmissive

Selon Jean Davallon (2004), deux modèles concurrents des sciences de l’information et de la communication entrent en jeu dans le processus de médiation : celui de la transmission de l’information par le biais de moyens techniques et celui des interrelations, selon lequel le lien social créé par la communication est plus important que le message lui-même[1]. Les premiers temps de la communication politique autour du Covid-19 s’insèrent dans le premier modèle par une recherche d’acceptabilité et d’obtention du consentement. Le contexte épidémique, source de crainte et d’anxiété pour la population, offre une scène particulière à un discours pris dans la tension centrale d’effrayer/responsabiliser et de rassurer/paternaliser dans le même mouvement. Or, une telle dialectique échoue à se maintenir lorsqu’elle succombe notamment à deux errances. La première réside dans le processus de transformation de l’information visant à ce que cette dernière soit à la portée des interlocuteurs. La quête d’une acculturation du public peut trouver rapidement ses limites dans un modèle transmissif appliqué à tous de la même manière. Une première incidence est de diffuser une information élaguée, dont la simplification, soumise aux impératifs d’accessibilité, en amoindrirait la valeur. Il serait illusoire et risqué de croire qu’une simplification de la communication engendrerait une simplification du réel, qu’une « décomplexification » des représentations atténuerait les difficultés concrètes des réalités du terrain. L’expérience quotidienne frappe alors le virtuel du discours et ces frictions amorcent doutes et questionnements autour de contradictions, de silences, ou d’énoncés trop généraux. En outre, une telle mise en œuvre communicationnelle renoncerait aux principes fondamentaux d’une littératie que le contexte de crise sanitaire rend des plus sensibles : soit donner les moyens à la population d’accéder, de comprendre l’information mais aussi de l’évaluer et de l’utiliser. Plus encore, elle nierait, dans son intention communicationnelle, la capacité de tous de pouvoir prendre en main sa vie pour se protéger et protéger les autres, de miser sur les compétences et les capacités d’agir individuelles et collectives. Pour ce délicat exercice de persuasion, la dissipation de l’autorité apparaît comme une seconde errance. L’évolution des canaux de communication ainsi que la démultiplication des interlocuteurs (voix politique, voix scientifique, voix médicale, voix associative, voix médiatique, voix institutionnelles diverses, voix des réseaux sociaux), engendre désinformation ou/et sur-information quand ce n’est pas une saturation informationnelle. Cette concurrence des discours et leur viralité met alors à l’épreuve tant les citoyens que les décideurs. Controverses et débats secouent les figures tutélaires dans leur fiabilité et leur légitimité ; proliférations des interprétations et porte-paroles égrainent les traductions. Ainsi, au cœur des risques d’essoufflement et d’achoppement de ce premier modèle, se jouerait la tentation de réduire la communication à une simple expression.

[1] Issue de la notice théorique de J. Araszkiewiez, A. Coulbaut-Lazzarini et F. Couston, http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/mediation/

 

La médiation horizontale, l’horizon de la communauté

Au-delà de cette communication directionnelle et prescriptive, cardinale dans un contexte de crise, ont pu émerger des mobilisations diverses à un niveau plus efficace. Les outils d’entraide se sont multipliés (plateformes lancées par les départements, les municipalités, les associations ou les instances publiques), les propositions bénévoles ou les dons ont fleuri, témoignant d’une prise en main à la mesure du « pouvoir d’agir » de chacun. Nous pouvons y discerner, outre des réalisations fonctionnelles, l’esquisse d’une médiation, que nous qualifierons de collaborative – le second modèle présenté par J. Davallon. Dans cette perspective, l’interrelation des acteurs sociaux (non plus émetteur ni récepteur) prend tout son sens, la relation prime sur la transmission. L’enjeu est alors tout autre : il n’est plus question seulement de protéger la société mais de faire société afin de performer un nous collectif.

De ces nouveaux maillages, nous pouvons extraire deux niveaux de réflexion en particulier. Premièrement, ils nous invitent à nous appesantir sur le développement de ce que S. Claeys appelle une culture de l’attention. Il souligne qu’en communication de crise sanitaire, il s’agirait moins de capter l’attention des citoyens que de cultiver leur attention à l’autre et aux conséquences de leurs actions – ce que le basculement du modèle 1 au modèle 2 de la médiation de J. Davallon opère à nos yeux. Deuxièmement, ils nous encouragent à concevoir l’horizontalité comme perspective d’action et de communication. De ce point de vue, B. Lamizet est éclairant dans sa définition de la médiation horizontale. Elle se conçoit, selon lui, dans la relation entre l’individuel et le collectif, entre le sujet singulier et la communauté à laquelle il appartient. La société ne peut exister que si « chacun de ses membres a conscience d’une relation entre sa propre existence et l’existence de la communauté[1] ». Cette prise de conscience ne prend une réalité effective que sous couvert d’un dispositif de médiation qui acte et suscite ce lien entre les existences. D’un point de vue communicationnel, l’approche dialogique apparaît comme une de ses formes concrètes. Dernièrement, les différents appels à la concertation ou à une démarche plus démocratique semblent valoriser une telle aspiration. Qu’ils soient de l’ordre de la concertation ou de la participation, ne revendiquent-ils pas symboliquement une reconnaissance et une possibilité de tous d’établir un lien entre soi et les autres ? En cela, le tissage social et local qui se constitue actuellement joue un rôle primordial dans ce maillage dialogique et nous rappelle fermement le nécessaire ajout de l’intermédiarité et de sa précieuse finesse aux enjeux d’horizontalité et de verticalité.

Il ne s’agit pas ici d’opposer deux modèles de médiation mais d’en évaluer leur nécessaire équilibre et intrication. L’analyse exploratoire des jeux de communication à l’œuvre nous apostrophe sur les formes d’acceptabilité : au-delà de l’adhésion, celle-ci passe également par la possibilité donnée et reconnue à chacun de performer son lien à l’autre.

[1] B. Lamizet, La médiation culturelle, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 9.

Alexia Jolivet

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Paris Saclay.