Confinement ! Ne bougez plus, ne respirez plus…

De la sécurité sanitaire

Les mots que nous utilisons en disent souvent plus long que nous ne le pensons… Nous voici donc depuis un mois et pour un mois encore « confinés ». « Restez chez vous » pour vous protéger, pour protéger les autres, parce que vous avez conscience de l’intérêt collectif, parce que vous êtes en pleine forme, parce que vous n’allez pas très bien, parce que vous êtes jeune, moins jeune, ou déjà vieux, restez chez vous ! Soit ! Respectez les distances de sécurité et surtout « Arrêtez les embrassades » ! Les injonctions qui nous sont faites en permanence sont sans doute pertinentes… Qui pourrait prétendre le contraire ? Elles ne sont pas vécues par toutes et tous de la même manière, en fonction d’une multitude de critères mais elles nous concernent tous, c’est clair. Certains, parmi nos concitoyens, vivent des situations que ce confinement rend particulièrement difficiles. On évoque partout le remarquable travail des soignants. Rendons leur hommage, à eux, aux enseignants, aux employés de commerces ou autres, grâce à qui le pays continue à fonctionner… Mais, au-delà de cet hommage, imaginons un instant ce que vivent certaines personnes confinées en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou pour personnes en situation de handicaps très importants. Elles ont accepté de quitter leur domicile ou le domicile familial, avec parfois beaucoup de difficultés, parce qu’on leur a dit : « Tu ne peux pas rester seul, tu ne peux pas continuer à vivre sans voir personne, sans avoir d’échanges, de relations avec d’autres personnes, etc. Il faut bouger, sortir, voir du monde… » Et voilà qu’un virus, par surprise ou presque, conduit les responsables de notre pays à fermer, fermer, fermer tout ce que jusque-là nous voulions ouvrir : les frontières, les magasins, les écoles, les universités, les commerces, les lieux culturels, les établissements spécialisés… rien n’était assez ouvert ! Quand, il y a un an déjà, C. Devangas-Aguilar , rapporteuse de l’ONU en charge des droits des personnes en situation de handicap, rendait un rapport exhortant la France à « fermer » les établissements spécialisés, dans un élan de désinstitutionalisation, ce n’était pas pour refermer les portes sur ce qui s’y passe mais pour pousser à l’inclusion, partout, dans tous les secteurs de la vie sociale, de l’école à l’entreprise, de la ville à la culture, de l’hôpital au commerce… Alors on a rêvé de « fermer les EHPAD » et d’inventer un « EHPAD à domicile » qui permettrait… On entendait ici et là qu’il ne pouvait pas y avoir de « bonnes institutions » spécialisées, que toutes, par nature, elles empêcheraient l’inclusion forcément préférable ! Et voilà qu’un virus… imprévisible, nous amène à dire partout protégez-vous, ne sortez plus, ne bougez plus… Alors nous confinons l’EHPAD ! Soit ! Personne ne rentre et personne ne sort. C’est la base. Personne ne rentre sauf protégé, enveloppé, masqué, désinfecté, mais avec quel matériel ? Personne ne sort, sauf conditions très particulières de santé ou… de décès ! Que deviennent alors les raisons pour lesquelles on avait convaincu les personnes âgées d’y entrer ? Elles partageraient une vie sociale, elles verraient du monde, elles auraient des visites, elles participeraient à des animations, ce serait un lieu de vie, elles y seraient « chez elles »… À leur arrivée on a écrit pour elles et parfois avec elles leur « projet de vie » ! Mais désormais ne sortez pas, il est interdit de sortir ! Il se pourrait même que le confinement les retienne non seulement dans l’établissement mais dans la chambre dont on dit qu’elle est la leur et dont elles n’ont plus le droit de sortir. Finis les repas partagés dans une salle à manger conviviale, finis les moments d’échange avec les autres résidents, un personnel masqué, méconnaissable vous enjoint de ne pas quitter votre chambre !

De l’isolement

Que le confinement soit une exigence sanitaire, soit ! Mais si les conditions de sa mise en œuvre entraînent une fragilisation ou une rupture des liens affectifs, familiaux, sociaux, voilà que ce confinement se fait redoutable isolement. Non pas solitude « où je trouve une douceur secrète » disait La Fontaine mais bien isolement, dans l’impossibilité de poursuivre ou d’établir des relations. Alors on activera les bienfaits de la connexion pour communiquer avec l’extérieur mais personne n’est dupe. Dans le meilleur des cas la connexion pourrait être mise au service de la relation et tant mieux si cela fonctionne, mais qui parmi les personnes « hébergées » en EHPAD maîtrise suffisamment l’outil pour que l’on puisse vraiment en attendre cela ? Confinement, isolement, comment celui-ci ne deviendrait-il pas enfermement ? Pas par intention de faire mal, mais de fait ! Notamment parce que vous n’en décidez pas et que, d’accord ou non, vous en êtes réduit à le subir. Le « grand renfermement » que Michel Foucault nous aidait à comprendre et à analyser serait-il à l’œuvre, discrètement sans doute, mais terriblement ? Bien sûr on nous dira que dans nos vies on ne décide finalement pas de grand-chose et que la liberté ne consiste souvent qu’à décider d’accepter des contraintes que l’on ne peut pas refuser. Bien sûr, nous disait Jean Paul Sartre, « nous n’avons jamais été plus libres que sous l’occupation allemande ». Covid-19, invisible envahisseur, liberticide occupant… De l’immobilisation Vous voici donc confiné, isolé, enfermé. Bien sûr l’usage du mot confinement est moins brutal que ne le serait celui des mots isolement ou enfermement. Les références carcérales que ces derniers impliquent auraient quelque chose d’insupportable. Mais la confluence de ces trois termes en appelle un autre : confiné, isolé, enfermé vous voici immobilisé. Invisible contention mais vous ne pouvez plus bouger de fait, contenu que vous êtes dans l’espace réduit de la chambre, « Les vieux ne bougent plus… du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit . » Il se peut alors que malgré le confinement vous ayez été contaminé… ou que, rattrapé par quelque infection, vous ayez un peu de fièvre, des difficultés respiratoires, etc., la question est alors de savoir quelle stratégie de soins on va pouvoir construire… On va vous examiner : « Ne bougez plus, ne respirez plus… Vous pouvez respirer ! » Il s’en est fallu de peu que l’on en reste là : ne respirez plus ! Vous auriez rendu un fier service à vos contemporains si, « ne respirant plus » vous nous aviez épargné d’occuper un lit en service de réanimation ou d’avoir à prendre à votre sujet des décisions éthiquement difficiles… « Les vieux ne meurent pas ! Ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps . » Les termes employés, là encore, en disent plus long que l’intention qui, le plus souvent, nous anime : « le tri des malades » sortis de la « filière gériatrique » ! Demain nous aurons à inventer la suite, chacun dans notre propre rôle mais pour cela il nous faut dès maintenant penser la manière dont souhaitons faire société avec les plus vulnérables de nos concitoyens. La pandémie du Covid-19 n’a en soi aucune vertu, nos réponses en revanche révèlent la conception de l’homme dont sociétalement nous sommes porteurs et que nous entendons promouvoir. Confiner, n’est-ce pas étymologiquement toucher aux confins, aux limites ? Y compris, sans doute, aux limites de notre humaine condition…

Michel Billé

Sociologue.