Covid-19 et risque d’inégalité d’accès aux soins critiques pour les personnes vulnérables

Une démarche de réflexion éthique

L’actuelle pandémie entraîne une augmentation importante du nombre de patients hospitalisés pour un état grave nécessitant de la ventilation mécanique pour syndrome de détresse respiratoire aigu (SDRA). Le nombre limité de ces ressources, malgré de grands efforts pour les augmenter en peu de temps, a suscité une réflexion intense des sociétés savantes et autres institutions pour favoriser une démarche de réflexion éthique dans la priorisation de l’accès aux soins critiques (avis CCNE, RPMO COREB, avis SFAR & Service de santé des armées, Contributions Espace éthique de la région Île-de-France). La priorisation est une activité usuelle en soins critiques pour respecter tant la bienfaisance de l’action de soin que les conséquences potentiellement traumatisantes d’une telle prise en charge. Bien que présente également hors contexte de pandémie, la question de la justice distributive et d’équité se pose avec encore plus d’acuité en cette période, nécessitant de prendre en compte dans la décision le contexte local, voire national, des ressources disponibles. Les sociétés savantes ont essayé d’accompagner ces décisions de priorisation en proposant des critères objectifs à prendre en compte en amont de la décision. À ces principes s’ajoutent celui du respect de l’autonomie du patient et donc de la nécessité de rechercher une éventuelle décision prise en amont par le sujet. Enfin, toutes les recommandations ont rappelé qu’une décision médicale de cette nature ne saurait être le fait d’un seul, et que la collégialité reste une règle inébranlable (Avis de l’Académie de médecine). Nous aimerions revenir sur ces deux derniers principes éthiques et les analyser au regard de certains retours du terrain qui soulignent combien il peut être difficile de les respecter.

Priorisation de l’accès aux soins critiques et respect de l’autonomie

Au début de la crise sanitaire que nous vivons, il a été demandé aux structures hébergeant des personnes vulnérables d’anticiper les situations de dégradation de santé pour les résidents pouvant justifier ou non une admission à l’hôpital, en cas d’infection par le Covid-19. C’est dans ce sens que la recommandation de la mission COREB et des sociétés savantes à laquelle nous avons participé avait préconisé que « les établissements accueillant des personnes vulnérables devraient anticiper et signaler dans le dossier médical si un souhait a été formulé par le patient d’être ou ne pas être pris en charge en soins critiques ainsi que l’avis de l’équipe médicale et soignante sur cette question ». Dans ces situations d’urgence il est possible de se heurter à des obstacles quant au recueil de l’avis du patient (patient sous ventilation mécanique dans l’incapacité de s’exprimer, famille absente ou injoignable…). C’est pourtant une exigence éthique de tout mettre en œuvre afin de respecter l’autonomie des individus qui peuvent avoir partagé par le passé leur volonté de ne pas bénéficier de soins lourds ou invasifs. Les mêmes recommandations préconisent de vérifier que si les directives anticipées existent, elles soient toujours d’actualité et accessibles. Ces recommandations pour aider à anticiper la prise de décision dans l’urgence pouvaient relever du bon sens. Nous avons néanmoins constaté certaines dérives liées à des interprétations erronées, qui bien qu’exceptionnelles, nécessitent d’y revenir. Des directeurs d’EHPAD ont annoncé aux familles qu’aucun résident ne serait adressé aux urgences, qu’ils soient ou non atteints de Covid-19 en cette période de crise. Certains services d’urgences ont déclaré ne pas prendre en charge des personnes atteintes de Covid-19 en provenance des EHPAD (déclaration Adjoint au Maire, Paris). Dans une idée sacrificielle, des personnes âgées ont exprimées le souhait de ne pas « prendre la place de patients plus jeunes » en réanimation, dans des régions pourtant peu concernées par la saturation des lits en soins critiques, conséquence directe de la surmédiatisation du « triage » des patients à l’admission en réanimation. Cette situation d’autocensure, des responsables d’EHPAD, des services d’urgences ou des patients eux-mêmes est difficilement acceptable sur un plan éthique. On peut y voir en filigrane une idée purement utilitariste de l’accès aux soins critiques, qui privilégierait le nombre d’années de vies sauvées, excluant de fait les personnes les plus âgées.

L’obligation de collégialité

Il semble nécessaire de réaffirmer l’obligation de collégialité de toute décision d’admission ou non-admission en soins critiques, qui doit être prise en amont après une analyse individuelle du dossier médical de la personne concernée et une vérification de l’expression directe ou indirecte du choix de l’individu. Rappelons également qu’en cas de non-admission en soins critiques, il est indispensable de vérifier qu’une prise en charge palliative adaptée, dans le cadre d’une approche globale de soins, est possible. Or est-ce possible pour ces structures où le personnel est déjà en sous-effectif, où il n’y a parfois aucun médecin ou infirmier coordinateurs, d’assurer des soins de confort de qualité ? Plusieurs recommandations ont insisté pour la mise en place d’une liaison directe (téléphonique ou présentielle) entre le milieu hospitalier (service de gériatrie et service de soins palliatifs) ou les structures d’HAD avec les structures d’accueil de personnes vulnérables afin d’obtenir une aide sur le plan médical et de favoriser l’aide à la décision. Citons par exemple l’initiative du CHU du Besançon qui a mis en place une hotline gériatrique à disposition des établissements médico-sociaux, permettant écoute et collégialité dans la décision de transfert ou pas en milieu hospitalier d’une personne malade. Cette initiative s’est développée sur tout le territoire national selon des modalités variables. Dans le 93 par exemple, une prise de contact téléphonique quotidienne est effectuée par les équipes de soins palliatifs auprès des EHPAD pour assurer un suivi régulier voire décider d’une visite. Rappelons que les critères objectifs préconisés par les sociétés savantes pour l’admission ou la non-admission en soins critiques constituent une base de discussion, de délibération, mais qu’ils ne peuvent en aucun cas être utilisés pour prescrire une réponse par anticipation. Si la décision relève d’une procédure systématisée sur des seuls critères préétablis sans évaluation individualisée, il s’agit alors d’une décision automatique voire inhumaine. Il est donc urgent de rappeler que la décision médicale collégiale est une nécessité. Concernant les directives anticipées, rappelons qu’il n’y a aucune obligation à les rédiger même en contexte sanitaire. En effet comment est-il possible d’exprimer un choix libre et éclairé en période de pandémie ? Comment chacun d’entre nous et particulièrement les plus fragiles peuvent-ils prendre une décision non influencée par le contexte de peur amplifiée par certaines informations alarmistes transmises par les médias ?

Sandrine de Montgolfier

MCU en éthique des sciences biomédicales, IRIS (CNRS - INSERM - EHESS - UP13), université Paris Est Créteil.

Antoine Lamblin

Médecin anesthésiste-réanimateur, service civilo-militaire d’anesthésie-réanimation, hôpital Édouard Herriot, UMR Adés (Anthropologie, droit, éthique, santé), Aix-Marseille Université.