Crise Covid-19 : drame et opportunité éthique

Les situations complexes ne peuvent être partiellement maîtrisées avec les méthodes qui résolvaient les cas compliqués

Il suffit de demander à trente personnes par exemple, placées debout au hasard dans une pièce, de tirer au sort avec le regard deux autres personnes du groupe sans rien révéler. Ensuite de leur demander de construire un processus de déplacement collectif amenant chacun à se trouver à la tête d’un triangle isocèle dont il est le sommet avec ses deux compères. Dans un premier temps, le problème doit être résolu en petits groupes autour d’une table munie de papiers et crayons. Chaque groupe en général dessine trente points dans un rectangle placé au hasard et numérotés de 1 à 30 et imagine trente triplets au hasard, un point pouvant appartenir à plusieurs triplets à la fois. Ils cherchent alors un algorithme à portée universelle qui, appliqué à ces trente triplets, conduit à ce que dans le rectangle, chaque point premier de son triplet soit à la tête d’un triangle isocèle avec ses deux points associés. Que ce soit sous forme d’équation mathématique ou d’une autre approche globale, la situation n’est jamais résolue même au bout d’une heure de travail. On imagine vite la complexité du problème. D’une part en raison du niveau d’interdépendance des configurations nécessaires et de l’infinité des solutions existantes pour composer un seul triangle isocèle. Car la longueur des côtés n’est pas une contrainte. Ce problème est quasiment insoluble même par des mathématiciens de haut niveau.

Quand les personnes ont usé leurs culottes et leurs cerveaux à essayer de résoudre ce problème, ils sont « libérés » sur un constat d’échec. On leur demande alors de se lever et de se répartir au hasard dans le rectangle que constitue la pièce. Chacun ensuite, avec ses yeux, en silence, sélectionne dans le groupe deux personnes au hasard auxquelles il s’associe mentalement. Lorsque tout le monde est prêt, l’animateur tape dans les mains et demande à tous de bouger afin que chacun se trouve au final à la tête d’un triangle isocèle avec les deux personnes qu’il a choisies. Après une phase de chaos, où tout le monde bouge et fait bouger tout le monde, le système se stabilise toujours en moins de deux minutes. Il faut noter qu’un seul « passager clandestin » bougeant en permanence sans se faire prendre empêche le système de converger.

Une transformation globale des conceptions

Ainsi, en un temps très court, une intelligence répartie parmi les composants du système, ici des humains, conduit à une contribution collective qui résout avec la tête, le cœur et les mains le problème. Alors que celui-ci semblait insoluble par une modélisation, une réduction formelle du système et l’exercice d’une intelligence centralisée cherchant à produire une procédure, des règles ensuite distribuées au sein des composants « passifs et obéissants » du système. Dans le premier cas, nous parlerons de conceptions endo-contributives (intelligence endogène au système) et dans le second de conceptions exo-distributives (intelligence exogène au système).

Un autre exemple bien connu. Les conceptions qui permettent d’imaginer un réseau de voitures autonomes sans chauffeur est de type endo-contributif (chaque véhicule embarque son intelligence de positionnement). Il n’est pas piloté de façon passive par un algorithme centralisé régulant le tout. Cette dernière solution est impossible à concevoir devant la complexité du problème.

Nous vivons probablement une transformation globale des conceptions, c’est-à-dire de nos manières de percevoir les systèmes, une transition épistémique vers l’endo-contributif dans tous les champs technologiques et sociaux

Le modèle qui a émergé dans le vivant après 3,8 milliards d’années d’histoire est de façon dominante le modèle endo-contributif

Depuis 3,8 milliards d’années, les crises et les catastrophes dans la biosphère se sont succédé. Elles ont toujours stimulé les forces d’adaptation et de réinvention du vivant. C’est probablement pour cela que nous vivons une véritable métamorphose dans la manière de percevoir et de concevoir les systèmes complexes techniques et humains. Nous passons d’une domination des systèmes pyramidaux qui distribuent les solutions et les directives de haut en bas à partir d’une intelligence centrale qui concentre et conserve l’information (exo-distributif), à des conceptions où l’intelligence et l’information sont réparties parmi les entités du système qui co-contribuent en co-élaborant les décisions et les bons comportements chemin faisant (endo-contributif). Chaque localité optimise, ajuste, ses conditions de survie et contribue à la survie du tout dans une intrication des localités à différentes échelles.

Ce second modèle basé sur les localités contributives domine en biologie. Il démontre en ce moment pour la crise Covi-19, avec l’expérience de la Corée du Sud, et de la ville de Prato en Toscane, qu’il est de loin le plus efficace en matière de résolution de situations complexes. Or nous sommes bien face à la complexité car personne, aucun n’expert n’a les plans ni le mode d’emploi de la pandémie. Dans ces pays ou cette ville, c’est chaque citoyen (composant du système) qui, aidé par l’accès facile aux tests et aux masques, régule son propre comportement et crée une intelligence collective qui optimise en temps réel l’équilibre entre l’équation économique et l’équation sanitaire par ajustement mutuel chemin faisant. C’est le modèle technique des Google Car.

Ce biomimétisme organologique va-t-il émerger de la crise ?

Cependant, en matière de systèmes sociaux, politiques ou économiques, plusieurs conditions sont indispensables pour que la conception endo-contributive soit viable et efficace. La principale est que chaque humain accepte de s’éveiller et de s’élever à la conscience éthique de son interdépendance solidaire avec l’humanité mais aussi avec la nature. Il est probable que ces virus récents issus du monde animal proviennent du peu de précautions que nous avons prises dans les désordres écologiques que nous avons créés au sein de la biosphère. La question climatique semblait pouvoir créer les conditions de cette montée en conscience éthique. Mais il apparaît que ses conséquences ne sont pas encore assez concrètes pour enclencher une véritable mutation des habitus individuels !

La crise sanitaire que nous vivons à l’échelle mondiale est un drame, un effondrement partiel. Sera-t-elle l’occasion opportune de cette disruption salutaire en stimulant le passage à une société contributive où la localité agissante pour le bien commun, la glocalisation, prendra le pas sur la globalisation ? Les démocraties représentatives vont-elles s’appuyer sur cette crise pour inventer les nouveaux modèles d’une démocratie co-élaborative ? Ou au contraire, les visions centralisées renforçant les hiérarchies traditionnelles, les interventions massives, se saisiront-elles de cette crise pour se renforcer ? Nous entrerons alors dans une fuite en avant scientiste sans précédent qui ira jusqu’à remettre en cause les fondements occidentaux de la liberté au nom de l’intérêt général. La solution deviendra alors le problème et les collapsologues auront eu raison.

Pierre Giorgini

Recteur de l’Institut catholique de Lille, chercheur associé au Laboratoire ETHICS de la Catho de Lille.