De la perception de notre vulnérabilité à l’espérance

Une anthropologie de la vulnérabilité

Le terme de vulnérabilité continue d’interroger nombre de professionnels, de médias, et d’acteurs du monde de la santé comme de la politique, jusque dans le désir légitime de vouloir protéger des risques de la vie et de la maladie les plus fragiles. Le vulnérable est celui qui « peut être blessé, frappé, celui qui peut être atteint facilement, qui se défend mal ». La vulnérabilité convoque donc deux notions (comme l’a montré Hélène Thomas) : la fêlure d’une part, et la blessure, d’autre part. Le terme désigne également la « potentialité à être touché » ; et il trouve son pendant dans le concept de « résilience » témoignant de la capacité d’un individu à s’adapter et à surmonter ses blessures.

Certains sociologues-philosophes considèrent que les sociétés occidentales seraient depuis quelques décennies entrées dans une anthropologie de la vulnérabilité sur fond de « société du risque » et de « montée des incertitudes ». Depuis quelques années l’idée dominante est celle qui reconnaît tout à la fois la possibilité d’être vulnérables mais en disposant de ressources mobilisables, potentiellement fragiles mais toujours susceptibles de se reprendre, de se ressaisir, de surmonter les épreuves, et par ailleurs au niveau de l’individu, le désir concentré sur une certaine idée de la réussite, et pour une société, de gagner la guerre… des marchés, du chômage, voire de la maladie.

Une grande fragilité

Pour autant les facteurs de vulnérabilité sont aussi bien intrinsèques qu’extrinsèques et ils associent la fragilité du présent à l’incertitude de l’avenir. Et c’est bien ce que nous montre la crise à la fois sanitaire, économique mais bien plus sociétale que nous traversons actuellement.

Car au cœur de ces jours, le sentiment de vulnérabilité est venu nous remplir d’effroi, dans une histoire où, à force d’avoir encouragé la quête infinie de la santé, de la jeunesse, de la maîtrise, nous avons rendu l’Homme extrêmement fragile ; fragile face à une pandémie dont ne nous comprenons pas encore tous les mécanismes, face à une mortalité qui touche non seulement les plus âgés (quoi de plus normal, auraient dit certains !) mais aussi les personnes plus jeunes ; fragile face à une absence de traitement et à la perte de pouvoir très violente d’une médecine sacralisée ; fragile enfin face au déferlement des annonces et des informations reprises en boucle , pas toujours fondées ni vérifiées mais qui alimentent une pensée émotionnelle, dépourvue de sens critique, de recul, et de sens sur ce que nous imaginons pour le Bien commun.

Cette vulnérabilité représente aussi un avenir difficile à dessiner ; nous avons cela en commun, cette fragilité de la condition humaine qui nous conduit à renoncer à certaines certitudes. Et c’est bien là que se trouve une place pour le veilleur de l’éthique face à cette in-quiétude, cette impossible quiétude du savoir, du pouvoir, du vouloir qui nous interroge dans la place donnée à chacun dans la prise de décision pour le collectif.

L’horizon de la mort

Au cœur des rencontres avec les personnes les plus vulnérables, celles qui ont dû rejoindre les EHPAD parce qu’elles étaient trop malades, celles qui avaient depuis longtemps pris ces petits chemins de traverse pour échapper aux autoroutes sécuritaires de la connaissance, de la performance, du maintien et du savoir-vivre, celles qui se trompent et qui dérangent, celles qui explorent et qui s’en vont, celles qu’on a tout simplement soustraites au début dans le décompte des décès, j’ai découvert, j’ai éprouvé la mystérieuse fragilité que nous avons en commun

Cette vulnérabilité, cette fragilité humaine à laquelle nous sommes invités à consentir s’appuie sur la nécessité d’intégrer personnellement l’horizon de la mort avant qu’elle n’arrive, de repenser autrement cette fuite en avant à laquelle nous acceptons de nous soumettre au quotidien car si elle nous sauve de l’incertain et nous donne l’illusion de maîtriser les situations, elle ne permet pas cette longue et patiente transformation de nous-mêmes.

Au-delà de l’acceptation de ses propres limites, le risque est de se mettre en danger au cœur d’une relation dans le regard de l’autre ; la peur de l’avenir, la peur de l’autre, la peur de la mort, peuvent conduire à un repli sur soi et à l’individualisme tout en recherchant l’image de toute-puissance dans les réponses apportées par la science et la médecine ; cette prise de conscience a saisi les individus de plein fouet dans la désillusion d’une vie parfaitement maîtrisée, ou le scandale de la mort a éclaté au grand jour ; la tentation a été grande alors de trouver un bouc émissaire : l’auteur des menaces étant forcément l’Autre, celui que je ne suis pas, l’étranger, le politique, l’autre ou les autres… qui nous a contaminé ? Qui a laissé faire ? Comment est-ce possible en 2020 ?

Mais c’est bien méconnaître que, comme plus encore au temps de la vieillesse, la traversée de la vie est périlleuse et comporte des risques ; celui que nous vivons en est un… Sans doute ne devons-nous pas subir cette épreuve sans tout mettre en œuvre pour soigner, tenter de sauver des vies, comprendre les mécanismes de l’infection, et trouver des médicaments et un vaccin mais cela ne suffira pas si nous voulons remettre cette épisode dans un plus large contexte de réflexion éthique.

Des chemins de solidarité

Alors peut-être sommes-nous appelés à vivre au quotidien, petitement et pas à pas, ce qu’il y a à vivre, à encourager les solidarités et refuser toutes les conditions de vie indignes : « Que puis-je faire pour vous ? Que pouvez-vous faire pour moi ? Et, surtout, que pouvons-nous être ensemble ? »

« Prenez soin de vous ! » ces mots si souvent entendus, jusque dans la parole publique, comme si l’humilité de se découvrir impuissant, insuffisant et fragile, augurait de la désillusion de la vie parfaite et maîtrisée pour ouvrir des chemins de solidarité où chacun est reconnu dans son énergie créatrice !

Au cœur de cette incertitude pouvons-nous faire ce voyage inconnu où l’on accepte de découvrir avec surprise ce que nous offre la vie ? Ce qui supposerait une capacité à faire confiance, la patience d’attendre dont nous faisons l’expérience dans ce temps suspendu du confinement, l’ouverture d’esprit à d’autres choix, d’autres modèles de société pour « une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » ! Tout a déjà été dit par Paul Ricœur…

Nous avons tous la vulnérabilité en commun ; mais c’est bien l’Espérance qui met l’éthique en mouvement ; L’Espérance et la Confiance. L’espérance du jour d’après qui ne sera différent du jour d’avant que si nous sommes capables. De reconnaître l’Autre dans son énergie créatrice, dans sa capacité à donner son avis et à décider pour lui-même (pour autant qu’on lui en donne les moyens) avec ce qui fait sa fragilité. De laisser son esprit ouvert à d’autres choix pour autant qu’ils s’adressent à l’humanité de la personne et permettent une vie de relation, en acceptant les risques. D’accepter le doute, de transmettre le meilleur et de laisser des questions sans réponses avec une sage humilité. De croire à l’Espérance de Charles Péguy qui « aime ce qui sera […] et qui voit ce qui n’est pas encore et qui sera dans le futur du temps ».

Geneviève Demoures

Médecin psycho-gériatre, présidente de France Alzheimer Dordogne.