En Ehpad, depuis 365 jours, fin de vie sonne comme fin de droits

[Tribune, Le Figaro, 25 février 2021]

Pour qui sonne le glas en Ehpad ? Il sonne pour nos mères, nos pères, nos conjoints. Non seulement la promesse gouvernementale de “protéger sans isoler” n’est pas tenue, mais elle est inversée ; ils sont isolés sans être protégés. Isolés car vingt minutes de « parloir » tous les quinze jours derrière un plexiglass dans un espace commun surveillé, ce ne sont pas des conditions dignes ni une fréquence acceptable de visites, surtout pour des personnes souvent malentendantes, malvoyantes ou présentant des troubles cognitifs assez largement précipités par défaut de stimulation affective et intellectuelle depuis un an maintenant. Et ils ne sont pas pour autant protégés car le virus continue à entrer, et s’y ajoute le virus -non moins mortel- de l’enfermement et du sentiment d’abandon : le glissement.

Les résidents sont infantilisés – au sens étymologique d’infans, celui qui n’a pas la parole -. Ils n’ont pas réellement voix au chapitre, y compris au sein des Conseils de Vie Sociale (CVS). Les familles non plus, qui sont depuis un an, désespérées, épuisées. La signature du Cercle des Proches Aidants en Ehpad (CPAE) est : « le lien c’est la Vie », car c’est bien de cela qu’il s’agit. Et le rompre, c’est la mort. On se pose parfois la question de la vie après la mort. Aujourd’hui en Ehpad, on peut se demander s’il y a une vie AVANT la mort. Pour les résidents, elle est réduite à peau de chagrin depuis 365 jours.

Les directions sont largement gouvernées par la peur -de la contamination, mais aussi pour leur réputation- et gouvernent par la peur. Les familles se sentent « captives », voire redoutent des représailles sur leur parent. Le principe de précaution est poussé à l’extrême, jusqu’à l’absurde. Les directions ont adopté pour la plupart une vision hygiéniste de la santé ; les résidents sont devenus des seuls objets de soins. Combien de fois avons-nous entendu le tristement classique : « Si c’est le bien-être de votre parent qui prime, plutôt que la sécurité sanitaire, reprenez-le » ? C’est inacceptable et cruel.

Nombre de directions ont d’ores et déjà prévenu que la vaccination ne changerait rien aux régimes de visites et sorties, tant que l’immunité ne serait pas atteinte en population générale. Or si le taux d’adhésion des résidents est de 80%, moins de 20% des personnels soignants en Ehpad souhaitent se faire vacciner, ce qui pose question pour des professionnels au contact de personnes vulnérables. Ni le gouvernement, ni les Agences Régionales de Santé (ARS) ne sont en reste, qui émettent des recommandations de plus en plus coercitives et difficilement tenables. Dès le 20 mai 2020, le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) avait pourtant alerté sur « une interprétation trop rigoureuse et excessive du cadre réglementaire et du principe de précaution qui a pu engendrer des situations qui relèvent de la qualification de maltraitance ».

On a fait miroiter aux familles successivement l’arrivée des matériels de protection, puis des tests, enfin des vaccins comme la panacée, pour que nos parents puissent à nouveau sortir et recevoir en toute intimité. Dans les faits, rien ne change. Sauf nos parents qui dépérissent. Souvent lors des rares visites parloirs, ils fondent en larmes et une aide-soignante – pas plus testée ni vaccinée que nous- les console tandis que nous nous interdisons le moindre élan d’affection. Mais on ne s’habitue pas à les voir se recroqueviller.
De nombreux médecins coordinateurs ont décidé de réserver les visites en chambre des proches aux résidents « en fin de vie ». Mais où commence la fin de vie ? Elle commence à la porte de l’Ehpad. Il n’est pas choquant de dire que les résidents souhaitent y finir leurs jours entourés des leurs et pas seulement sur leur lit de mort. L’accès à nos parents ne doit plus dépendre du bon vouloir de directions et de protocoles plus ou moins inhumains. Qui, du gouvernement ou des grands groupes privés, aura le courage d’ouvrir la voie en prenant des mesures simples, dans le respect des protocoles sanitaires évidemment ? Comme permettre aux proches aidants d’accéder à la chambre pour apporter un soutien matériel, logistique, affectif, psychologique, cognitif ; proscrire le plexiglass, supplice de Tantale pour les résidents comme pour les familles ; rendre obligatoire l’organisation de visites le week-end ; autoriser les promenades alentour.
Même en période de confinement général, il existe pour tous les citoyens des dérogations pour une sortie quotidienne d’une heure dans un rayon d’un kilomètre. Tous sauf les quelques 700 000 résidents, ou alors avec au retour dix jours de « mitard », en chambre et sans visite. Ça fait cher la promenade de santé !

Dans ce huis clos, l’enfer ce n’est pas les autres, c’est l’absence des siens. Et cet enfer est pavé de bonnes intentions, en l’occurrence le principe de précaution, illusoire tant il est vrai que n’existe pas de risque zéro. Il y aura toujours un variant, un intervenant imprudent.

Jusqu’à quand allons-nous laisser nos parents enfermés ? On sait qu’un nourrisson privé d’affection et d’interactions peut se laisser mourir. Le syndrome de glissement n’est autre que cela. Mais on n’en dénombre pas les victimes. Le personnel porte évidemment toute son attention aux résidents, mais cela ne saurait remplacer celle d’un conjoint ou un enfant.

Il ne s’agit pas de se livrer à un ehpad-bashing, injuste pour les équipes en sous-effectif chronique qui œuvrent avec compétence et humanité et qui, également victimes de la maltraitance institutionnelle, sont parfois passées de l’inconfort à la souffrance éthique. C’est une vraie perte de sens pour leur mission. Perte de sens pour les professionnels, perte du sens et du goût de la vie pour les personnes âgées.

On n’oubliera pas ce trauma et il nous restera l’incompréhension et la colère. Selon Montaigne, il ne faut juger de notre heur qu’après notre mort. On peut dire d’emblée que la vie de nos parents aura été entachée de la lâcheté de politiques et de l’hubris de directions toutes-puissantes. Et on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Il faut un sursaut.
L’Ehpad du XXIème siècle sera éthique ou ne sera pas. C’est aujourd’hui le moment favorable. Attendre serait criminel. Ce doit être possible partout et toujours grâce à l’union des acteurs de bonne volonté de la ‘silversphère’, dont les résidents et les familles. Diverses démarches et procédures sont engagées par les familles, mais il y a urgence à libérer nos parents. Faut-il rappeler avec Keynes qu' »à long terme nous serons tous morts », mais que nos parents le seront tous à court terme ? Et que la fin de leur vie ne doit pas signer la fin de leurs droits.

Cercle des Proches Aidants en Ehpad (CPAE), Membres fondateurs :

Sabrina Deliry, Conformité Bancaire

Philippe Prince-Demartini, Président de l’Association Nationale des Familles de Victimes du Covid en Ehpad (FAVICOVID)

Annette Debeda, Rédactrice

Valérie Guittienne, Conseillère Municipale Déléguée au Handicap

Florence Paraclet*, Enseignante (*pseudonyme)

Olivier Rigaud, Ex-adjoint Maire Paris 15

Jean-Claude Pozzo di Borgo, Directeur Honoraire des Hôpitaux

Tribune soutenue par :

Laurent Garcia, Cadre de Santé à l’EHPAD des 4 Saisons – Bagnolet

Jérôme Marty, Médecin et Président de l’UFMLS

Elie Semoun, Comédien et Humoriste

Stéphanie Bataille, Comédienne et Directrice de Théâtre

Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale – Université Paris-Saclay

Christophe Léguevaques, Avocat

Cynthia Fleury, Professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé (CNAM)

Henri Leclerc, Avocat et Président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme

Alexandre Jardin, Écrivain

Annie De Vivie, Fondatrice de ÂgeVillage.com, Auteur de ‘J’aide mon parent à vieillir debout’ chez Chronique Sociale

Rosette Marescotti et Yves Gineste, Co-auteurs de l’Humanitude

Philippe Crône, Auteur de ‘Animer en Humanitude’ chez Elsevier Masson

Laure Adler, Journaliste et Ecrivaine

Roland Cayrol, Politologue

Sabine Delaunoy, Avocate

Éric Maeker, Gériatre, Psychogériatre hospitalier

Philippe Tcheng, Medecin référent Covidom

Nicole Bétrencourt, Psychologue clinicienne

Dominique Marcilhacy, Magistrat

Laurent Maréchaux, Ecrivain

Laurent Beccaria, Directeur des Éditions les Arènes

Danièle Hervieux-Léger, Directrice d’études à l’EHESS (Honoraire)

Bertrand Hervieu, Inspecteur Général de l’Agriculture (Honoraire)

Christophe Deltombe, Avocat et ancien Président d’ONG

Jacques Weber, Acteur, Réalisateur et Scénariste

François Berléand, Acteur

Anne Bouvier, Comédienne et Metteuse en scène

Andréa Bescond, Comédienne, Auteure et Réalisatrice

Éric Métayer, Comedien et Metteur en scène

Véronique Genest, Comédienne

Franck Ferrand, Ecrivain et Journaliste français

Jean-Claude Delarue, Président de la FUTSP (SOS Usagers)

Bernard Sauviat et Valérie Guras, Collectif G.A.S.P.E. Riviera

Bernadette Ojardias et Annie Rousseau, Collectif Ehpad Familles 42

Florence Beaugé, Journaliste