Et si la liberté rendait fou ?

« No borders, no limits »

Nous vivons en plein paradoxe : jamais nous n’avons eu autant de technologies pour améliorer notre vie, et jamais nous n’avons été aussi mécontents. « On a ouvert la boîte de Pandore et on a trouvé une boîte noire », constate Steffi Czerny, directrice générale de DLD Media et co-fondatrice de la conférence DLD. Avec, pêle-mêle, le capitalisme de surveillance, les menaces sur la démocratie, les abus de positions dominantes, les fake news, le creusement des inégalités… L’histoire se répète inlassablement dans cette quête d’infini, « l’ouverture de notre conscience vers la possibilité démesurée, inlassable et démesurée » (Antonin Artaud). Et si toute valeur qui n’est pas contrebalancée par son contraire devenait inévitablement totalitaire ? Et si plus généralement la démocratie n’était que cette recherche permanente sur le fil d’une vérité qui n’existe qu’en état de tension entre des pôles opposés ? Et si la volonté d’aplanir, de lisser, de contrôler, de réduire, d’abolir le politique, de prétendre régler la vie des citoyens en s’appuyant sur la technologie s’avérait être le terrain parfait pour créer de l’injustice et de la colère ? Ce que nous nommons crise économique depuis des années, n’est-ce pas plutôt un déficit de pensée, un trou noir dans nos compétences ? Aurions-nous été bernés, « enfumés » par un système puissant et sans lois qui serait en train de nous départir de notre principal capital : l’État de droit ? Le niveau d’insatisfaction et d’incompréhension favorise l’émergence d’une nouvelle révolution arrivée à son point critique. No borders, no limits, la conjugaison détonante des nouvelles technologies et du néolibéralisme nous aurait-elle rendus fous ? Nous aurait-elle enfermés dans ce sentiment de toute-puissance, la conviction que toute forme de frustration est intolérable et que nous détenons désormais les clés du vivant. Tout est libre et accessible si l’on s’en donne les moyens. Les « mystères » de la création sont à portée de main, et la jouissance finale accessible aux héros de l’ère digitale. Perchés sur l’Olympe, serions-nous à deux doigts d’accéder à nos rêves de richesse, rêve d’une sexualité hors normes, et pourquoi pas rêve d’éternité, de bonheur permanent. Les apprentis sorciers du technologisme seraient-t-ils tentés de prendre la place de Dieu ? C’est cette même idée qui traverse la pensée de Slavoj Žižek associé au scénario de Matrix, lorsqu’il parle de notre époque, « le monde dévasté de la jouissance, le monde sans filtres du “pour de vrai” ». Un monde sans distanciation, sous le signe de l’instinct et dans l’incapacité de transformer le réel en abstraction pour mieux le comprendre, lui donner du sens et le transmettre.

« Dans quel monde voulons-nous vivre ? »

Et si nous nous trompions de combat ? Et si, dans notre course folle pour innover, nous avions perdu le sens de la réalité ? Et si, obsédés par les perspectives offertes par l’Internet, le Big Data, l’intelligence artificielle, la robotique, les nanotechnologies, nous avions perdu l’idée que l’homme était une fin en soi ? Et si, impressionnés par la naïveté technologique de la Silicon Valley et le techno-capitalisme anglo-saxon, nous avions perdu le sens de notre propre culture ? N’est-il pas temps de reprendre pied dans la réalité ? Face aux mouvements de fond qui nous déstabilisent, nous avons besoin pour nous réinscrire dans le futur d’aller au-delà de l’innovation pour repenser tous nos fondamentaux, de la liberté à la croissance en passant par l’universalisme ou la complexité. « Dans quel monde voulons-nous vivre ? » L’objectif n’est pas d’explorer l’impact de la technologie sur le futur de l’humanité comme le propose le courant transhumaniste, mais bien l’inverse : « Comment mettre la technologie au service d’un futur qui sera une construction mutuelle et permanente entre la société et l’individu ? » S’attacher à un but (la démocratie et le progrès) plutôt que de répondre à une cause (la technologie). La réponse à la question de notre devenir est d’abord existentielle. D’où viendra la prochaine révolution ? De quel espace, de quel territoire ? Force est de constater qu’enfoncés dans leurs convictions, aucun des acteurs, que ce soit à l’Ouest ou à l’Est, ne saurait apporter de réponses satisfaisantes aux colères qui grondent. Sommes-nous condamnés à couler avec le vieux monde des GAFAM et des BATX ? Sommes-nous à la veille d’une catastrophe qu’elle soit boursière, sanitaire, écologique qui nous redonnerait comme après-guerre un impérieux besoin de nous reconstruire ? Sommes-nous au contraire à l’aube d’un nouveau récit ou Google, Facebook, Amazon feront figure de dinosaures ? « On est émerveillés par Google, mais on est en réalité à la préhistoire […] Je crois qu’on est vraiment au tout début de cette révolution : c’est comme si on avait essayé de deviner les conséquences de l’imprimerie au début du XVIe siècle », dit Pierre Levy, sociologue et chercheur en sciences de l’information et de la communication. Sommes-nous au début d’une « correction » de la trajectoire qui est la nôtre depuis cinquante ans ?

L’humanisme européen

Certains affirment que l’Europe n’existe pas. N’en déplaise aux eurosceptiques, l’Europe a une âme, c’est son humanisme. L’Europe, comme l’écrit Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, n’est pas chrétienne, elle a inventé une nouvelle religion, celle de l’homme. Pour l’écrivain Umberto Eco, « la langue de l’Europe, c’est la traduction », car la traduction met en relief les différences entre les cultures, les exalte, permet de comprendre la richesse de l’autre. Et c’est ici précisément que réside toute la modernité de la construction européenne et fait d’elle un laboratoire du futur. Elle préfigure le monde tel qu’il est en train de se dessiner. Elle cristallise la problématique essentielle que nous allons devoir affronter pour préserver notre existence et notre intégrité dans une société globalisée : la capacité pour une multitude de cultures, de langues, d’identités de créer ensemble de la valeur plutôt que de s’enfermer dans un nationalisme mortifère ou une mondialisation désincarnée. Le temps de ces espaces unipolaires et autoritaires tels qu’ils dominent le monde, que ce soit les États-Unis ou la Chine, ont montré leurs limites. Ce qui semble être aux yeux du monde la faiblesse du projet européen, le défi de la multidimensionnalité, pourrait tout au contraire nous repositionner naturellement au centre du jeu mondial. C’est aujourd’hui le défi de l’Europe, ce pourrait être à terme celui du monde, la création d’associations « contre nature » pour réinventer le futur du « vivre ensemble ». Une période se termine embourbée dans ses impasses, étouffée par ses contradictions, celle du chacun pour soi, d’une réduction de l’État à ses fonctions régaliennes, de la domination économique de quelques monopoles. Cette crise sanitaire sera-t-elle le point d’orgue d’une transgression mondiale qui va collectivement nous transformer en explorant les chemins ambigus et contradictoires de la liberté, « gravir une nouvelle marche » ? Cette crise dont nous ne connaissons pas encore toutes les conséquences nous permettra-t-elle de redéfinir les liens sociaux, la solidarité, des valeurs de civisme et de partage et de proposer un nouveau contrat social ? Peut-être une rupture dans les consciences pour nous faire passer dans un nouveau monde, un autre mode de pensée transversale, celui où les progrès de la science et des nouvelles technologies aux possibilités immenses seront enfin utilisés à bon escient, pour notre élargissement plutôt que pour notre asservissement. L’Europe est en première ligne pour faire ce choix.

François Némo

Conseil en stratégies d’entreprises, conseil en stratégies de ruptures.