État d’urgence : aller vite, mais pour aller où ?

Une religion mystérieuse, celle de l’état d’urgence

Avec le coronavirus, notre entrée dans le XXIe siècle est bouleversée. Le monde, qui ne tournait déjà plus très rond, est remis à plat, nos pratiques, nos habitudes sont invalidées. Le temps lui-même fait débat, dans une société mondialisée qui veut aller toujours plus loin et plus vite. Il n’est pas exagéré de parler de l’obsession de notre époque à vouloir aller au plus vite et au plus court entre deux points. C’est encore vrai en temps de pandémie : sortir rapidement du confinement. Au nom de l’action, au nom de l’efficacité, il conviendrait encore de relier deux points sans en passer par les étapes intermédiaires, et surtout sans jamais remettre en cause cette idée même de vitesse efficace, donc utile. Or, selon nous, l’élaboration de l’action, même en temps de confinement, a besoin d’un temps, et pas n’importe lequel : celui qui se laisse habiter, celui qui dit tout à la fois le passé, le présent et le futur d’une histoire commune et d’un territoire, ce temps habité qui permet de relier authentiquement les êtres humains, et non de les juxtaposer ou de les mettre en concurrence, ou à la « bonne distance ». Aller toujours plus loin, far end, ou far west, telle est la philosophie de l’homo erectus du XXIe siècle, dont les archéologues, dans quelques millénaires, exhumeront le squelette assis sur le siège d’une voiture, les mains crispées sur le volant, le pied sur l’accélérateur. Où allait-il avant la pandémie ? Peut-être ne le saurons-nous jamais, mais il y allait, vite et ivre de la promesse de temps qui chantent et enchantent. D’ailleurs, pour quelques centaines d’euros, il préparait à toute vitesse ses vacances : un charter, un immeuble en béton au bord de la mer dans un pays dit exotique, une semaine « tout compris », et le tour était joué. Revenu, avant d’être parti, ou presque. Pour passer à autre chose. Plus tard, les archéologues émettront plusieurs hypothèses, mais celle qui mettra d’accord le plus grand nombre sera que l’homme du XXIe siècle était un rallyman, qui semblait se déplacer vite entre des villes-étapes, pour des raisons encore inconnues à ce jour. La conclusion d’un colloque savant consacré à l’homo rallymanicus sera qu’il semblait vivre dans un état d’agitation permanente, ses actions étant inspirées par une religion mystérieuse, celle de l’état d’urgence.

Sortir de la « chronopolitique »

Pour la première fois peut-être de son évolution, l’Homme est confronté à une remise en cause radicale de l’espace (rétréci) et du temps (accéléré) qui le structurent. Cette contestation de l’espace-temps, induite par le Covid-19, concerne toutes les activités et affecte en premier lieu le politique qui est devenu une chronopolitique. Tout se passe aujourd’hui comme s’il y avait une séparation des pouvoirs entre l’action et le temps, le temps qui, jusque-là, la préparait et la déterminait. L’homme politique du XXIe siècle accélère, il est dans l’action, et l’apanage du pouvoir, son attribut le plus visible devient la vitesse : le président de la République ne marche plus, il court ! Agir, ce serait donc agir vite, se passer du temps, non comme une privation mais comme une véritable libération. Parfois même, imprudemment, en annonçant les résultats d’essais cliniques qui n’ont pas vraiment eu lieu, ou dont la méthodologie laisse à désirer : n’importe, il fallait y être, il fallait occuper le terrain. Covid-19 : en sortir le plus rapidement, quitte à risquer l’excès de vitesse, non par excès de confiance, mais bien au contraire par angoisse d’une situation difficile à regarder frontalement, tant elle met en évidence notre coupable insouciance. Deux conceptions politiques s’affrontent ici : d’un côté l’élu, homme d’actions immédiates, homme de progrès (forcément) ; de l’autre le citoyen, inscrit dans l’histoire de cette terre et conscient de sa généalogie, collective et individuelle, ainsi que de la réflexion à conduire sur l’idée même d’intérêt général qui précède et détermine la notion de progrès. Si la vitesse est le principal attribut du pouvoir aujourd’hui, rien ne garantit qu’elle est une valeur sûre, car rien ne permet de garantir qu’elle est une valeur-refuge. Est-elle en effet encore maîtrisable par le cerveau humain ? Le cyberspace se construit sous nos yeux à la vitesse de calculs d’algorithmes de plus en plus complexes. L’organisation de ce cyberspace permet la planification stratégique du pouvoir de la vitesse, ainsi l’attaque des virus informatiques provoque-t-elle des changements quasi instantanés. Le temps instantané devient le temps réel et cette accélération n’est plus accessible à la connaissance, donc à la maîtrise humaine. La vitesse va plus vite que l’Homme et se retourne contre lui. Elle est un piège qui se referme sur l’homme d’action et devient facteur d’incarcération.

Réinventer le monde

Faut-il pour autant penser, avec Daniel Halévy et son Essai sur l’accélération de l’histoire, écrit en 1948, que l’inéluctable est devant nous ? Certes, le blues a été remplacé par le jazz, et ce dernier par le rock ; certes, la patience a fait place à « l’impatience générationnelle » (Paul Virilio) et la photo numérique a supplanté les tirages argentiques ; certes le XXe siècle nous apparaît pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres encore, être totalement dépassé et obsolète, mais il nous ouvre aussi à la possibilité d’un autre monde qui reste à inventer, associant étroitement vitesse et contexte. L’homme pensant, promeneur solitaire, adversaire de la vitesse, a encore un avenir, comme l’œuvre d’art a encore son rôle à jouer dans un monde de copies. De même que l’original (l’œuvre d’art) impose la durée et le lien social à son admirateur comme à son contempteur, alors que la copie se fait lithographie ou photocopie, c’est-à-dire éloge de l’instantané, l’homme pensant, le promeneur solitaire et serein, peut rester ou redevenir le déterminant essentiel de la prise de décision. À la condition que nous puissions échapper à l’état d’urgence permanent, à l’état d’urgence qui fait office de philosophie. Oui, l’homme pensant est encore de saison, mais à la condition que notre monde retrouve les chemins d’une véritable cohésion sociale, fondée sur une communauté d’intérêts éthiquement recevables, bien plus que sur une communauté d’émotions, véritable pandémie grippale qui mondialise pour le pire nos affects en temps réel et fait office de raisonnement. C’est grâce à l’homme pensant que nous échapperons à la globalité enivrante, mais dangereuse, car elle finirait par se refermer sur nous comme un piège mortel. L’homme pensant est à l’humanité ce que le ressort d’échappement est au mécanisme de la montre : c’est lui qui permet d’éviter le temps accidentel, ce temps inhabitable en rupture avec la durée, ce temps de l’état d’urgence.

Bernard-Marie Dupont

Avocat au barreau d’Arras, médecin hématologue, enseignant de philosophie à l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France.