Éthique et droit, au temps du Covid-19

La loi organique d’urgence

Dès le 16 mars 2020, date du début de la période de confinement, le droit s’est invité dans le débat. En effet, le président de la République et le gouvernement tiennent leurs droits directement de la Constitution française de 1958, droits qui sont également régis par le bloc de constitutionnalité instauré par le Conseil constitutionnel et qui comporte, notamment, en sus de la Constitution française, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Ce préambule comporte, en son article 11, la précision suivante : la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ». Le droit à la protection de la santé est donc un principe constitutionnel, au même titre que l’égalité des citoyens et la liberté (droit naturel et imprescriptible).

L’État français a soumis au Parlement, qui l’a adoptée le 21 mars 2020, une loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 laquelle a été publiée au Journal officiel le 31 mars suivant ; cette loi organique permet la suspension de délais permettant au Conseil d’État et à la Cour de cassation de connaître des questions prioritaires de constitutionnalité. Autrement dit, les deux plus hautes juridictions de France voient la suspension des délais dans lesquels elles doivent statuer, ce jusqu’au 30 juin ! Pire encore, le délai de quinze jours entre le dépôt de la loi organique d’urgence et son examen par le Parlement n’a pas été respecté en sorte que cette loi a été présentée et adoptée en 24 heures. Les verrous liés à l’État de droit ont donc sauté, d’autant plus que le modus operandi du gouvernement a été validé par le Conseil constitutionnel lui-même, dans une décision du 26 mars 2020, très fortement critiquée par les constitutionnalistes.

La brèche étant ouverte et le gouvernement ayant « un boulevard devant lui », s’en sont suivies plusieurs lois visant à « adapter » le fonctionnement de la justice française à la crise sanitaire, dispositions prises toujours dans une finalité sanitaire et au nom de la protection de la santé.

Adieu donc les audiences de plaidoirie tant au civil qu’au pénal. Instauration de la suppression de la présence de l’avocat aux audiences de prolongation de détention provisoire et apparition de demandes faites aux avocats d’accepter, par le biais d’un formulaire, que le juge statue hors sa présence et celle de son client, ces formulaires ayant été adressés à tous les avocats français par le biais de leurs ordres ou directement par des magistrats volontaires continuant à venir travailler. Or il suffisait de diminuer le nombre d’audiences, de faire une exception, pendant la pandémie, au principe de publicité desdites audiences et de s’organiser pour que la distanciation sociale soit respectée dans l’enceinte judiciaire.

Alors que dans le même temps, se multiplient les sanctions pour non-respect des règles de confinement par le biais d’amendes et parfois de poursuites pour mise en danger de la vie d’autrui, de ceux qui violent régulièrement les règles instaurées dans le cadre du confinement (sorties non justifiées, non-détention du fameux sésame : l’attestation de déplacement dérogatoire) lequel est une restriction totale de la liberté d’aller et venir.

Crise, démocratie et éthique

Dans ce contexte, la commande par l’État français, dans un objectif et surtout une utilisation précise qui reste à définir, de bombes lacrymogènes et de drones, ajoutée à la mise en place d’une application « Stop Covid » traçant les citoyens qui l’utiliseraient, fait peur et amène nombre de nos concitoyens, et les avocats au premier chef, à s’interroger sur la notion même de démocratie et d’éthique des hommes politiques.

Ainsi la protection de la santé des Français se trouverait donc primer sur toutes les autres règles et justifierait que l’on ne pose pas de questions à connotation éthique.

Et pourtant, elles sont légion. Est-il éthique de ne pas considérer les juridictions françaises, et plus généralement le monde judiciaire comme aussi nécessaire que les hôpitaux et autres services de santé, amenant à restreindre les libertés fondamentales et le recours à un procès contradictoire et équitable ? Est-il éthique de fournir des masques et autres protections aux greffiers, magistrats, services pénitenciers mais pas aux avocats pourtant essentiels au fonctionnement de la justice ? Est-il éthique de faire le tri entre les malades parce qu’au plus fort de la pandémie, il n’y avait pas suffisamment de lits en réanimation pour que tous soient hospitalisés ? Est-il éthique de demander aux avocats de jurer sur l’honneur qu’ils ne présentent aucun signe clinique de la pathologie du Covid-19 pour rencontrer leurs clients en prison ? Est-il éthique d’avoir signé un décret le 25 mars 2020 interdisant que les médecins de ville délivrent à leurs patients de l’hydroxychloroquine pour en réserver l’usage à l’hôpital public, rompant ainsi le principe constitutionnel d’égalité des citoyens ? Et plus généralement, est-il éthique d’utiliser la loi et le droit pour faire prévaloir un principe constitutionnel sur tous les autres parce que la confiance que les citoyens ont dans leur État est plus qu’écornée ?

Les leçons de l’Histoire

Ce n’est pas la première crise que la France traverse, et ce ne sera pas la dernière. Notre génération et celle de la classe politique qui nous gouverne font l’impasse sur la grippe espagnole, la grippe de Hong Kong qui ont déjà sévi dans notre pays et n’ont pas entraîné toutes ces mesures, et encore moins, que le droit soit utilisé pour faire face à une épidémie et restreigne à ce point les libertés de chacun. L’État agit comme s’il n’y avait aucun antécédent, et donc, aucun exemple à prendre en compte ; comme si le passé, notre passé, ne pouvait pas venir à notre aide et nous donner des enseignements.

Et pourtant, il suffit de se reporter à ce qui reste l’élément fondateur de notre droit actuel – le Code civil -– et au « Discours préliminaire du Code civil » de Portalis qui, loin d’asséner des grands principes et d’en faire primer un sur les autres au premier « coup de canon » est une vaste réflexion sur l’Humanité, le droit et l’éthique au sortir de la Révolution française dont chacun sait que le comble de l’horreur a été atteint pendant cette période. Portalis, dont la mission était d’uniformiser la législation dans « un empire qui avait une prodigieuse diversité de coutumes », indiquait fort justement qu’« on est emporté par le besoin de rompre toutes les habitudes, d’affaiblir tous les liens, d’écarter tous les mécontents. On ne s’occupe plus des relations privées des hommes entre eux : on ne voit que l’objet politique et général ; on cherche des confédérés plutôt que ces citoyens ». Il ajoute « de bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir ; elles sont la source des mœurs, la palladium de la propriété, et la garantie de toute paix publique et particulière : elles le maintiennent ; elles modèrent la puissance et contribuent à la faire respecter, comme si elle était la justice elle-même ».

Il faut donc se garder de promulguer des lois restreignant les libertés y compris dans un contexte qualifié d’urgence sanitaire parce que l’État a failli dans son rôle de protecteur de la santé. Cette faillite n’est pas nouvelle, elle n’est pas liée au Covid-19 : elle est liée à toutes les mesures prises antérieurement qui ont induit la difficulté de faire face à ce qui n’est, somme toute, que la répétition régulière d’événements sanitaires au fil des siècles.

Dès lors, l’éthique ne serait-elle pas que l’Homme reste conscient de sa place dans l’univers et du fait que le droit est, avant tout, un outil formidable pour le vivre-ensemble. Comme le disait Portalis, il ne faut pas « dédaigner de profiter de l’expérience du passé, et de cette tradition de bon sens, de règles et de maximes, qui est parvenue jusqu’à nous, et qui forme l’esprit des siècles. Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce […] qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative »

« Une lueur d’espoir »

Une lueur d’espoir dans ce que nous vivons actuellement : le Conseil d’État vient de déclarer recevable la procédure engagée devant lui par un avocat marseillais visant le décret du 25 mars 2020 interdisant aux médecins de ville de prescrire l’hydroxychloroquine et a enjoint le gouvernement de répondre aux conclusions de cet avocat ayant contesté la légitimité du Premier ministre et du ministre de la Santé de prendre une telle décision par décret, seul le législateur le pouvant.

De même, le monde judiciaire commence à s’organiser et les audiences vont reprendre, différemment selon les tribunaux, mais à Toulon une première audience de plaidoirie va avoir lieu le mercredi 22 avril, en présence de justiciables. Cela n’a été rendu possible que par la formidable solidarité qui existe entre nous, gens de justice.

Il serait temps que l’État français s’aperçoive que les Français sont responsables, très attachés au vivre-ensemble et que santé et droit sont des principes indissociables allant de pair : ils ne peuvent exister l’un sans l’autre avec comme finalité l’éthique, cette science de la morale en vertu de laquelle des règles de conduite sont instaurées avec pour objectif de faire le bien. 

Aurore Boyard

Avocate, écrivaine et membre associée de l’Académie du Var.