Éthique et pandémie. Quelques réflexions générales

À l'évidence tout cela était prévisible

« On ne s’y attendait pas. Qui aurait pu penser ? » Depuis un mois je n’entends que ça, et venant de personnes intelligentes, souvent cultivées, pour beaucoup ayant une certaine expérience de la vie. Pourtant tous ces gens ont lu La peste, un roman, un pamphlet sur la montée du nazisme ou un essai philosophique sur l’absurde. Ils ont entendu parler de la grippe espagnole (qui ne venait pas d’Espagne) et des nombreuses autres épidémies qui ont décimé en leur temps une bonne partie de l’humanité (mais ça c’était avant). Tout le monde sait que l’humanité a connu, ne serait-ce que les vingt derniers siècles des fléaux beaucoup plus dramatiques, et qu’il n’y avait aucune raison pour que cela ne se reproduise pas aujourd’hui, tout simplement parce que « c’est nous » que cela concerne cette fois. Et pourtant toutes les conditions étaient remplies pour que cela arrive. Plusieurs prodromes auraient dû nous mettre en alerte. Le sida, Ebola, la grippe aviaire. Alors en toute logique qu’un nouveau virus soit à l’origine d’une épidémie dévastatrice, pourquoi pas ? La cindynique, science des dangers, nous enseigne que tout accident résulte de la conjonction de plusieurs facteurs de risque qui s’enchaînent successivement : un nouveau virus (il y en a tous les jours), une contagiosité assez importante (chaque malade en infecte deux ou trois), une incubation suffisamment longue (huit jours) pour que les gens atteins aient le temps d’en infecter beaucoup avant d’être démasqués, et enfin un brassage rapide de population dû à l’importance des transports et à leur rapidité, qui permettait de le répandre partout dans le monde en quelques semaines. Alors avec un peu de recul on pourrait se demander plutôt pourquoi cela n’était pas arrivé avant, car à l’évidence tout cela était prévisible. Il est clair qu’on devra s’interroger pour savoir si le fameux principe de précaution récemment inscrit dans la Constitution a bien été appliqué par nos politiques. En tant que chirurgien, combien de fois ai-je entendu nos magistrats nous reprocher de ne pas l’avoir respecté. Plus grave, si le principe de précaution consiste à tout faire pour éviter un risque que l’on ne connaît pas, le principe de prévention consiste, lui, à tout faire pour éviter un risque que l’on connaît ! Or ce risque là on le connaissait.

Des interprétations aux réactions

Certes, aujourd’hui, avec les progrès du XXIe siècle on devrait avoir les moyens d’arrêter ça. En fait, on les aura, mais pas tout de suite. Mais l’homme moderne est pressé, il veut tout et tout de suite. Tout lui est dû. Pourquoi n’avait-on pas pensé à avoir des masques ? Pourquoi faut-il si longtemps pour en avoir ? Et pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas prévu ? Pourquoi ne fait-il rien ? Et finalement qui est responsable, (responsable mais pas coupable nous redira-t-on), car c’est forcément « la faute à quelqu’un » ? Il faudra bien trouver un bouc émissaire. Dans une pandémie, comme dans toute catastrophe, comme après l’annonce d’une maladie grave, dans un premier temps, on n’y croit pas, ce n’est pas possible que ça m’arrive à moi, c’est impensable. Dans un deuxième temps on prend les choses en mains, on fait face : « On va s’en tirer, on va se battre. » Après quelque temps survient la dépression, la peur chez certains, l’angoisse chez d’autres. L’angoisse naît toujours de ce qu’on ne connaît pas. Jamais on ne s’était trouvé devant une telle situation. Ce n’est pas comme une crise financière, qu’on a appris à gérer, ni une guerre. La guerre est si loin de nous aussi bien dans le temps que dans l’espace, qu’on y croit d’ailleurs plus en Europe ; les guerres c’était avant, ou alors ça se passe très loin. Tout au plus on connaît le terrorisme qui tue quelques centaines de personnes par an, mais c’est rapide et après on n’y pense plus (sauf pour ceux qui en sont les victimes directes). Ce n’est pas non plus une catastrophe naturelle, comme le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755. On songe bien sûr à la polémique entre Voltaire et Rousseau qui suivit, sur le rôle de Dieu ou celui des hommes dans cette catastrophe, et surtout sur ses conséquences. Mais là c’est différent, car ça dure, ça s’étend dans le temps, et plus ça dure plus on a le temps de s’angoisser ; que va-t-il se passer après ? Car bien sûr rien ne sera plus comme avant, quoique pour d’autre rien ne changera. Et chacun d’y aller suivant son pronostic, ou plutôt suivant son imagination. Quelle belle occasion de montrer son érudition, son originalité, son intelligence. Il est remarquable de voir comment le caractère de chacun se démasque dans ces circonstances. Il y a ceux qui s’effondrent, qui restent prostrés, ceux qui font l’autruche et ferment leur télé, ceux qui sur réagissent, ceux qui se découvrent une âme de bon Samaritain, ceux qui vivent comme avant… Il y a même ceux qui, comme moi, s’interrogent sur leur utilité dans ces moments !

Un changement de société ?

Dans ces situations, je pense toujours à la guerre d’Algérie, vécue pas les pieds-noirs. Comment avons-nous été aussi aveugles pour ne pas voir quelques mois et même quelques semaines avant l’Indépendance qu’il nous faudrait partir, et pourquoi avoir attendu les derniers jours pour se résoudre à ce départ en catastrophe. En fait nous n’étions pas aveugles, mais simplement trop près des événements, et tous les ophtalmologues vous le diront : quand on est trop près, on ne peut pas accommoder et donc on ne voit pas. C’est la raison pour laquelle Il faut prendre du recul, tout simplement, attendre un peu en évitant de mourir si possible, et puis viendra le temps des bilans, bilans économiques et bilans sociétaux, bilan sur sa propre existence. Celui-ci on le fera seul devant son miroir, et sans possibilité de tricher. Le sage saura tirer toutes les leçons de cet épisode. L’érudit relira Camus, Nietzche et bien d’autres et le fou reprendra sa vie comme avant voire avec plus d’avidité, qu’importe. Enfin terminons par les côtés positifs : cet élan de fraternité, peut-être seulement éphémère malheureusement, ce progrès que l’on va faire dans les sciences médicales, ou la mise en commun des connaissances dans ce domaine. Mais toute notre responsabilité, à l’égard des générations futures, sera de ne pas passer à côté de cette opportunité de changer, au moins un peu, cette société dans laquelle nous vivons, de ne pas se laisser entraîner dans les extrêmes et les excès totalitaires ou au contraire trop libertaires, d’y retrouver les vraies valeurs, de liberté, de fraternité, d’égalité et de les mettre enfin en pratique tant dans notre sphère individuelle que collective.

Jean-Claude Dardour

Chirurgien plasticien.