Résultats de l'Enquête n°1 Le déconfinement doit-il s’appliquer à tous ?

Les résultats

Commentaires

Des spécialistes analysent et discutent l’enquête

1. Aurore Boyard, avocate

2. Françoise Keltz-Drapeau, professeur de philosophie, Espace de réflexion éthique IDF / Université Paris-Saclay

3. Anne Caron-Déglise, magistrate, avocate générale à la Cour de cassation

4. Catherine Ollivet, présidente de l’Association France Alzheimer Seine-Saint-Denis

5. Régine Benveniste, psychiatre, membre du Collectif les Morts de la Rue

Question n° 1 : « Dans le contexte actuel de pandémie, qu’est-ce qui caractérise une situation de vulnérabilité ? »

Aurore Boyard

Avocate

Les réponses à ce sondage sont très révélatrices, à mon sens, de la liberté de choix que chacun d’entre nous doit conserver et de la confiance dans la responsabilité de prise de décision des français qui s’en dégage. Nous sommes donc loin d’une déresponsabilisation de nos compatriotes ; bien au contraire, les résultats montrent une volonté nette que ces derniers soient acteurs de la prise de décision de rester, ou non, confinés.

Les réponses à la première question relative à la notion de vulnérabilité nous enseignent que même si la dépendance physique ou psychique est considérée par les sondés comme la première caractéristique de la situation de la vulnérabilité (74,1 %), il n’en demeure pas moins qu’elle est suivie de près par les notions de précarité économique (65,6 %) puis celle d’isolement (61,4 %). Le handicap reste donc la cause principale de vulnérabilité dans le contexte de pandémie.  75,6 % des sondés ont estimé que la personne elle-même doit décider de la poursuite, ou non, de son confinement, loin devant les autres décideurs potentiels qu’il soient médecins (48,4 %), proches (11,2 %) ou institutionnels (15,5 %). Ce résultat est sans appel et démontre un réel bon sens. En effet, le maintien du confinement sera d’autant plus respecté s’il est décidé et accepté par la personne elle-même.

Contraindre quelqu’un à demeurer confiné ne peut se justifier, pour 55,5 % des sondés, que si la sortie de confinement devait entraîner un risque majeur pour les autres ; pour 41,4 %, l’on devrait être en mesure d’affirmer qu’il s’agit de l’intérêt direct de cette personne et pour un tiers des sondés si « les avantages du confinement sont explicitement précisés et validés ». Là encore, si la notion d’intérêt collectif prime pour un peu plus de la moitié des réponses, il n’en demeure pas moins que l’intérêt personnel arrive en seconde position.

Les réponses à la quatrième question sont très intéressantes ; en effet, les trois quart des sondés ont indiqué qu’en cas d’obligation de confinement pour des raisons publiques, il faudrait mettre en place «un dispositif de suivi pour accompagner cette mesure et répondre en tous points aux besoins de la personne ». Que l’on se comprenne bien, nous parlons ici de suivi, pas de traçage ! Il en ressort donc que pour la très grande majorité de nos concitoyens, un accompagnement personnalisé devra être mis en place pour accompagner le maintien en confinement. On peut parfaitement imaginer un suivi médical journalier par l’intermédiaire du médecin traitant et un suivi psychologique à la demande ou hebdomadaire. Il ne s’agit pas ici de « punir » la personne qui resterait confinée mais de l’aider à mieux vivre cet « enfermement » d’autant plus si ce dernier se situe dans un cadre obligatoire pour protéger la société. Nous nous trouverons alors dans le cadre d’une exclusion imposée et non pas décidée.

Enfin, les sans-abri, et ce n’est pas une surprise, sont considérés par 77,4 % des sondés comme étant la catégorie de personnes à avoir été négligée au cours de la période de confinement, les personnes présentant des handicaps ou des pertes d’autonomie étant en seconde position (60,3 %) des réponses. En temps normal, les sans-abri sont déjà très vulnérables et, en dépit des promesses constantes des pouvoirs publics, ne voient pas leur situation s’améliorer. Il n’est donc pas étonnant que dans le cadre d’un confinement décidé en urgence et sans aucune préparation, leur sort n’ait même pas été envisagé. Quant aux personnes en situation de handicap, nul n’ignore que beaucoup reste à faire en temps normal pour leur intégration dans notre société et leur prise en charge, il est donc logique que leur situation soit considérée par les sondés comme ayant été négligée.

Question n° 2 « Qui doit décider de la poursuite du maintien d’une personne en confinement dès lors que la période de confinement générale aura pris fin en regard du degré de contagiosité des porteurs sains ou des malades guéris ? »

Françoise Keltz-Drapeau

Professeur de philosophie, Espace de réflexion éthique IDF / Université Paris-Saclay

La question 2  porte sur les principes. Liberté, en l’occurrence liberté de circuler, égalité pour chacun du droit égal de circuler, fraternité de ce bien partagé : vivre pour ceux que le confinement peut sauver ou faire périr, vivre ensemble en évitant que les uns mettent en péril la vie des autres en les privant de vivre avec autrui ou en mettant en danger une vie à protéger.

La question est : qui décide pour ce choix fondamentalement lié à la vie de la société. 75 ,67 % estiment que ce doit être l’individu et non la collectivité, alors que 15,5 % jugent que les pouvoirs publics doivent trancher. Les réactions à l’annonce du confinement prolongé pour les personnes âgées illustrent ce que confirme le sondage : la liberté de circuler, inégalement retirée à certains, au nom d’une fraternité visant à impérativement protéger la santé de tous, a choqué. On redoute une privation d’autonomie, au sens de loi qu’on se donne à soi-même, et l’intervention des pouvoirs publics est ressentie comme hétéronomie, loi venue d’un autre, de hautes sphères jugées incapables de comprendre la spécificité de chaque individu. Sur ce point, 3 éléments du sondage interrogent : il est dit que c’est la personne elle-même qui décide mais il est précisé « aidée le cas échéant » ce qui suppose que pour être éclairée la décision de certains doit être accompagnée. À cela s’ajoute le fait que 48,4 % répondent que c’est le médecin qui doit prendre la décision, le savoir médical ayant ici un pouvoir illustrant ce biopouvoir si souvent agité comme un épouvantail mais que presque la moitié des interrogés réclameraient. Enfin pour 11,2 % c’est aux proches qu’il revient de décider.

Résumons : les aidants, les médecins, les familles seraient donc bien placés pour dire si une personne doit ou non rester confinée, ce qui en un sens remet en cause l’autonomie. On ne veut pas que l’État décide parce qu’il n’aurait pas la proximité nécessaire pour évaluer si un individu est à risque, mais on admet qu’un proche puisse juger si cet individu est apte ou non. L’idée est que, chaque cas étant particulier, les critères généraux dictés par un État censé être trop jacobin, par des experts supposés rigides, ne sauraient juger ce qui doit être analysé au cas par cas. Le général contre le particulier, question au cœur de toute épistémologie et de toute réflexion politique, affleure dans ce sondage et si l’on se contentait de la question 2 on pourrait déduire que les réponses vont dans le sens de l’empirisme et de l’individualisme : chacun fait comme il veut. La question 4 tempère cette impression car les réponses y font écho à l’idée d’une justice distributive et les critères de décision doivent être connus de tous, proportionnés et objets de  concertation, modérant ainsi l’idée de remettre la décision au seul individu. La question 3 montre que chacun peut être libre de circuler, même si sa sortie hâtive du confinement met sa vie en danger, mais que cela ne doit pas mettre en péril la collectivité. Le sondage amène donc à s’interroger sur la notion de responsabilité : à l’exception des cas où médecins et proches doivent prendre la décision, les interrogés répondent qu’il revient à chacun de peser, en conscience et connaissance de cause, la balance bénéfice risque.

Question n° 3 « Dans quelles conditions serait-il acceptable qu’une personne considérée comme vulnérable soit contrainte au confinement ? »

Anne Caron-Déglise

Magistrate, avocate générale à la Cour de cassation

La notion de vulnérabilité revêt des acceptions multiples, dans des domaines variés dont ceux de la médecine et du droit. Elle se traduit par une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être est ou risque d’être affectée, diminuée, altérée. Il y a de multiples manières d’être vulnérable, parfois par étapes successives et dans des circonstances qui varient. Si certains sont plus exposés (les enfants, les personnes malades, les personnes atteintes de handicaps, les personnes âgées, les personnes pauvres, les personnes précaires, les SDF …), la vulnérabilité n’est en tout état de cause pas un attribut particulier à une personne ou à une population. Chacun de nous peut l’être et le contexte actuel de pandémie nous le rappelle.

À ce stade de la pandémie, après 6 semaines de confinement et de distanciation sociale, de nombreuses personnes qui ne se pensaient pas concernées directement par la vulnérabilité la ressentent personnellement. Sortir de chez soi, être en contact avec les autres, aller travailler, être malade, être conduit à l’hôpital, sont des expositions à un risque, à un inconnu non contrôlé. Pour autant, la probabilité que ce risque devienne réellement un danger et se traduise en dommage n’est pas une certitude. Il est donc essentiel de mieux cerner comment est ressentie la situation de vulnérabilité dans ce contexte de pandémie afin, en particulier, de mieux communiquer sur nos inquiétudes communes, de les partager et de pouvoir penser concrètement les anticipations possibles et la protection.   

Le questionnaire fait apparaître que ce n’est pas l’âge en tant que tel qui caractérise la situation de vulnérabilité dans la pandémie que nous traversons (37,5 % des réponses), mais d’autres facteurs. Pour plus d’une personne sur deux, la dépendance physique ou psychique, la précarité économique ou l’isolement sont les caractéristiques majeures d’une situation de vulnérabilité.

Plus précisément, pour presque 3 personnes sur 4 (74,1 %), c’est la dépendance physique et psychique qui expose. Effectivement, être dépendant physiquement c’est, plus ou moins durablement, faire l’expérience de l’impossibilité pour le corps de répondre aux sollicitations et de se défendre en cas d’agression, d’atteinte. C’est aussi l’impossibilité de réagir et probablement la peur de ne plus maîtriser les processus d’évolution de la maladie. L’être psychiquement, c’est ne plus avoir les outils de l’esprit pour comprendre ce qui se passe, les informations données. Ne plus pouvoir choisir, exprimer ses préférences, ses refus, être à bonne distance de la maladie, prendre les décisions adaptées, sans subir à l’excès.

Ici, il s’agit sans doute du noyau dur des droits des personnes-patients: l’accès aux soins, l’autodétermination pour les décisions touchant à la santé et à la sphère intime, ainsi que le contrôle de l’accès aux données personnelles. Sont aussi en jeu la peur de la perte de contrôle de soi, et de ceux dont on a la charge et la responsabilité. C’est la crainte de dépendre des autres et de leur être “livré” sans connaître les critères d’arbitrage de ce qui pourra en dernier lieu être décidé.

Ce critère de dépendance, ajouté à la précarité économique, qui vient ensuite dans une proportion également importante dans les réponses (65,6 %), montre cette inquiétude de l’instabilité qui advient lorsqu’on n’a de surcroît pas les moyens financiers de faire face à la situation (coût des protections, conséquences du diagnostic de la maladie, de la perte d’emploi, endettement…).

L’isolement majore encore la dimension de l’éloignement des sources de solution et du soutien attendu en particulier des proches qui ont à jouer un rôle d’accompagnement, d’aide à la compréhension des informations et des décisions envisagées.

Il est donc essentiel d’entendre les messages et, sur les territoires et en proximité, de proposer des solutions concrètes d’accompagnement en les expliquant. Ainsi, il est souhaitable d’associer plus étroitement le secteur médico-social au secteur sanitaire pour bien identifier et faire fonctionner l’accompagnement des personnes les plus exposées au risque, soit en raison des facteurs de vulnérabilité préexistants à l’épidémie soit en raison d’un diagnostic de Covid-19 (en s’appuyant en particulier sur la HAS-Diqasm, sur la CNSA et sur les collectivités territoriales). Une communication large sur les modes existants d’anticipation des situations de vulnérabilité doit parallèlement être développée. Enfin, le lancement d’une véritable politique publique de soutien et de protection des personnes en situation de particulière vulnérabilité, associant effectivement tous les acteurs est désormais incontournable.

Question n° 4 « Si le confinement d’une catégorie de personnes devait être imposé pour des raisons de santé publique, comment garantir le respect de la personne ? »

Catherine Ollivet

Présidente de l’Association France Alzheimer Seine-Saint-Denis

Alors que le « déconfinement par étapes » commençait à être évoqué par nos responsables politiques, l’annonce du report sine die du déconfinement des personnes âgées de plus de 65 ans soulevait immédiatement de vives réactions. D’abord parce que l’arbitraire d’une telle perspective sautait aux yeux de tous alors qu’aucune justification d’une décision globalisante fondée sur le seul âge chronologique ne pouvait émerger. Simultanément, le désespoir des personnes âgées confinées avec interdiction de visite des familles dans les EHPAD,  émergeait dans les media. La balance bénéfice/risque d’un confinement le plus strictement appliqué depuis plusieurs semaines dans ces établissements médico-sociaux, et supposé protecteur,  était concrètement mise à mal alors que des milliers de résidents y mourraient des atteintes du virus.

Concrètement, le dispositif d’état d’urgence sanitaire s’accompagne d’un ensemble de prérogatives temporaires dévolues au premier ministre et que nous connaissons déjà comme le fait de restreindre ou interdire temporairement la circulation des personnes et des véhicules, ou d’ordonner des mesures de quarantaine.

Le CCNE dans son avis du 30 mars 2020, puis l’Académie nationale de médecine le 20 avril, rappelaient plusieurs de ces garanties fondamentales : le caractère temporaire et proportionné des mesures, la nécessité d’associer les familles et des tiers extérieurs à la prise des décisions à forts enjeux éthiques, l’importance fondamentale de la lutte contre l’isolement des aînés, et l’obligation de ne proposer que des recommandations, à l’exclusion de toute réglementation contraignante et arbitraire, pour ces personnes dites fragiles .

Ainsi, c’est toujours le principe de proportionnalité qui doit s’appliquer à toutes mesures restrictives de droits et libertés. Reconnu par la Convention européenne des droits de l’homme, consacré comme principe général du droit de l’Union, et inscrit à l’article 5 du Traité sur l’Union européenne, ce principe doit permettre de trouver un juste équilibre entre la protection des droits individuels fondamentaux et la préservation de l’intérêt général par les autorités des états membres.

Si le confinement d’une catégorie de personnes dites fragiles voire vulnérables, devait être imposé pour des raisons de santé publique, le principe d’efficacité ne peut se satisfaire d’être proclamé par le seul confinement, mais doit être accompagné de la mise en œuvre conjointe de toutes les mesures humaines et matérielles susceptibles d’en permettre l’adhésion par chacun.

De nombreux dispositifs législatifs ont été mis en place ces dernières années pour préserver le respect des droits des personnes plus particulièrement vulnérables pour des raisons de santé physique et/ou psychique : depuis l’exercice de leur droit de vote y compris pour les personnes bénéficiant d’une mesure de protection de justice, jusqu’aux obligations de réévaluation médicale quotidienne des mesures de contentions physiques. Seul le besoin proportionné de telles mesures restrictives, individuellement évalué et régulièrement réévalué, peut être considéré comme non discriminant et éthiquement justifié. Le caractère non arbitraire de certaines décisions mettant éventuellement en jeu la vie quotidienne ou la fin de vie de ces personnes,  impose l’obligation de la recherche de leur consentement ou de leur non-opposition, ainsi qu’une procédure collégiale de professionnels soignants, associant leur représentant légal, leur personne de confiance ou leur famille. Ces principes demeurent intangibles et d’autant plus en période de crise sanitaire.

Question n° 5 « Quelles sont les catégories de personnes qui semblent avoir été négligées au cours de la période de confinement qui a débuté le 17 mars ? »

Régine Benveniste

Psychiatre, membre du Collectif les Morts de la Rue

La vague, de souffrance et de morts, nous rappelle l’importance d’anticiper et de répondre rapidement à des besoins vitaux. Une aide, matérielle et humaine, suffisante et adaptée, limite les glissements. Face aux vulnérabilités connues, les forces, déployées par les acteurs du social, de la santé et les proches, constituent les fondements positifs de notre collectif. Ces appuis existants, avec les capacités d’une personne à se saisir de sa propre situation, de façon responsable pour elle-même et pour l’autre, constituent des ressources. En situation de pandémie, nous sommes témoins de vulnérabilités révélées et augmentées ; et nous rencontrons un sentiment d’obligation à prendre en compte ces vulnérabilités connues. L’écueil du traitement de la fragilité sans reconnaitre la personne, ne peut plus se rencontrer. La responsabilité, de soi et des autres, se partage dans une reconnaissance mutuelle de la nature du vivant.

Nous sommes interpellés par la négligence de certaines situations, comme celles subies par les sans-abris, qui illustrent celles vécues par d’autres. Les sans-abris subissent le paradoxe de la crise sanitaire et du confinement de façon directe. Des carences anciennes, dans les décisions institutionnelles, les réduisent à une place, entre abandon et dépendance, où la crise actuelle les saisit de plein fouet. Leurs conditions de vie les conduit, en moyenne, à une mort précoce et ils ne possèdent aucun chez-soi. La crise les précipite dans le manque de logement, d’eau, d’alimentation, de soins, d’aide et de possibilité de régularisation administrative pour certains.

Des réponses concertées et rapides sont nécessaires. Elles concernent des situations repérées par les acteurs de terrain et par les sans-abris eux-mêmes et ont fait l’objet d’expertises de terrain. L’urgence actuelle intervient sur les mesures de survie avec des hébergements compatibles avec les règles sanitaires, un accès aux soins et une aide financière qui permettent l’accès à l’alimentation et aux besoins vitaux. Des perspectives de changement profond doivent s’ouvrir pour permettre aux personnes de sortir de cet état de continuité, de crises et de ruptures, qui organise la violence de leur vie et précipite le glissement et la fin de vie.

Les solidarités existantes se trouvent en situation de crise renforcée par des solidarités émergeantes. Une décision de confinement, qui ne prendrait pas en compte le fonctionnement du vivant dans ses forces et ses fragilités, se prive des ancrages nécessaires au maintien de la vie.