Face à l’inconnu

Constater

Mes réflexions se modifient au fil des jours. Elles suivent l’évolution de mes humeurs, de mes lectures, de mes partages avec des proches, avec mes patients, avec des soignants, avec des amis et surtout avec ce que nous disent avec beaucoup d’humilité, d’incertitude et d’impuissance ceux qui en savent un peu plus que nous, à savoir les médecins et les chercheurs.

Il y a ceux avec qui je partage la même impuissance et il y a ceux avec qui les discussions sont beaucoup plus virulentes : «  on aurait dû, il aurait fallu, il faudrait, il faudra ». Aujourd’hui on entend beaucoup la colère sur les ondes et on la lit dans les journaux. Que faire de cette colère, comment saisir cet affect qui nous envahit, qui nous sert de référence aussi, de boussole pour certains. Un affect qui traîne, qui se partage, sert de lien dans les discussions à distance. Moi-même, j’essaie d’être en colère, je n’y arrive pas, cela me désole parfois car je vois bien que ceux qui sont en colère s’en sortent bien, la colère leur fait du bien, comme un retour à une certaine normalité. Face à l’inconnu, la colère rassure, concrétise, explique, désigne parfois des coupables, trace des chaînes causales : « si on avait décidé que, si on avait eu des masques, si on avait des tests ».

Nos repères les plus élémentaires se délitent, ils ne fonctionnent plus. Nous sommes confinés, mis en quarantaine, nous gardons la chambre comme des malades, pour ne pas être malades. Nous guettons des symptômes variables, peu spécifiques, de la fièvre, mais pas de fièvre parfois, des symptômes communs et légers, ou au contraire assez spectaculaires comme la perte du goût. Et si les symptômes surviennent, il ne faut pas aller voir le médecin, rester à la maison, et attendre que ça se passe ou que cela devienne plus grave. Alors nous ne savons pas si nous sommes contagieux, porteurs sans symptômes, immunisés pour quelque temps.

Le Covid-19 est un étrange objet pour nous, simple citoyens. Une maladie sans images et sans repères. Une grippe ? Une maladie de vieux ? C’est contagieux mais pas trop létal ? Il y a des morts pourtant. Nos esprits patinent, les symboles, les images, les mots nous manquent encore pour le moment. L’objet n’est pas encore bien nettement constitué, la médecine y travaille, soigne et apprend, construit son savoir et pas à pas gagne son efficacité.

Se mettre en colère

Nous sommes face à l’inconnu. La colère rationalise cet inconnu et rassure pour un temps. Colère, énervement, agressivité, des affects qui nous permettent d’avoir l’impression d’agir, de faire comme s’il suffisait d’agir, de bien agir. Cela repose sur une idée rassurante et implicite. Il y a quelque part, quelqu’un qui saurait quoi et comment faire, quelqu’un dont les décisions seraient éclairées par un savoir incontestable. Or justement, ceux qui agissent aujourd’hui, qu’ils soient chercheurs, médecins, responsables politiques ou même les trois à la fois, n’ont pas à leur disposition un savoir constitué, et en plus, souvent ils le disent, avec une certaine insistance, que la colère peut interpréter comme un aveu d’incompétence, et que pour ma part, je considère comme une honnêteté rassurante.

C’est en route, cela avance, mais le savoir manque encore. Et cela, un savoir qui manque, nous n’en avons pas l’habitude. Les scientifiques, médecins et chercheurs, ont bien l’habitude d’évaluer et d’agir avec une marge d’incertitude qui borne et assure leurs connaissances. En ce moment c’est différent. Le savoir médical sur l’infection au coronavirus est en train de se constituer. Et nous grappillons des bribes de connaissances provisoires, aussitôt bricolées par nos esprits inquiets : immunités, contagiosité, test à grande échelle, masques. On se raccroche. Et on s’énerve parce que la colère nous replace dans un monde couvert par un savoir bien rodé, un savoir donc des responsables, des explications, des jugements, des histoires connues, des narrations simples. Voilà le rôle de la colère, raconter des histoires simples, avec des fautes, des coupables, des procès et des punitions.

J’ai essayé de me mettre en colère, mais je n’y arrive pas vraiment. Parfois ça démarre bien, et de fait certaines décisions semblent aberrantes, comme en France, le maintien du premier tour des municipales, tant décrié aujourd’hui. Mais étions-nous prêts à renoncer à ce moment démocratique ? Peut-être… Je ne sais pas… Et ma colère s’arrête aussi sec devant une question qui en appelle d’autres, à l’infini. Je ne suis pas douée pour la colère mais j’écoute l’inconnu qui se dit ou qui plutôt ne se dit pas mais s’évite. Mes patients, mes proches, chacun se débrouille et se défend comme il peut. Chacun est suspendu à un avenir inconnu et c’est cet horizon inconnu qui peut être vécu comme une véritable menace. Face à cet inconnu, à cette menace venant de l’inconnu, d’autres mécanismes de défense se sont mis en place.

Tout d’abord on a vécu une forme de saisissement, face à l’injonction de cesser toute vie sociale. Autres mécanismes de défense adaptés, les gestes de barrage au virus sont devenus parfois quasi rituels, non préconisés par les autorités sanitaires, comme la désinfection systématique à l’eau de javel. Puis ont surgi des moments de dérision, d’humour, de réflexions politiques, philosophiques, économiques en fonction des intérêts des uns et des autres, mais ce fut aussi l’occasion de nourrir des amitiés, de renouer des liens, on pourrait ici parler de résilience, d’aucuns se sont remis à peindre, à écrire et à composer de la musique autant de mécanismes de sublimation.

Il n’empêche que le mécanisme le plus répandu, me semble-t-il, reste la colère, la projection agressive. Ce besoin de trouver un responsable de ce qui nous arrive. La revendication face à ce que nous ne maîtrisons pas m’est difficilement supportable et me rend plutôt triste et m’isole. Le fourbe est pour moi le coronavirus et je considère que, pour le moment, chercher un autre responsable relève d’un mécanisme psychique que nous nommons le déplacement : c’est-à-dire, atténuer l’impact de cette souffrance face à un inconnu terrifiant, en déplaçant cette souffrance sur une cible plus palpable et concrète. Je ne parle même pas des théories complotistes que je préfère passer sous silence car elles relèvent plus du délire partagé que d’une adaptation à la réalité.

Espérer

Alors nous nous raccrochons à d’autres espoirs, et si nous pouvions être tous testés ? Et à nouveau de la colère : quand arriveront-ils les tests ? Serons-nous tous testés ? Et tous les jours ? Nous serions tous tellement heureux d’avoir été contaminés puis immunisés.

Et là encore une nouvelle inconnue nous submerge, me submerge, me saisit tel un coup de poignard. Et si, bien qu’ayant été malades, nous n’étions même pas immunisés ! Mais pour l’instant, la dénégation est à l’œuvre : non ce n’est pas possible, non n’y pensons même pas. Et je ne veux pas y penser.

D’autres angoisses surgissent : quand pourrons nous sortir ? Comment se retrouvera-t-on entre amis, sans avoir peur de contaminer ou d’être contaminés ? Allons-nous tous nous suspecter ? Allons-nous vivre avec des masques jusqu’à la sortie du vaccin ou d’un traitement efficace, pour éviter la réanimation ou la mort ? Comment psychiquement allons-nous nous relever de cette vie entre parenthèses ? Et chaque jour de nouvelles inconnues s’imposent à nous.

Alors la seule voie possible aujourd’hui, en dehors de ce vaccin qui nous vaccinerait de toutes ces peurs et privations, n’est-ce pas de tenter de partager notre impuissance avec humilité, combativité et créativité, pour ne pas sombrer dans la dépression ? Que nous puissions, tous ensemble, nous soutenir de toute notre impuissance. Que nous puissions accepter qu’aujourd’hui nous sommes non pas confrontés à la mort certaine en cas de contamination – n’oublions pas malgré tout que nous en survivons plus que nous en mourons – mais à notre impuissance face à l’inconnu. Que nous ne pouvons qu’une seule chose, accepter notre vulnérabilité aujourd’hui, et espérer trouver en chacun de nous suffisamment de ressources pour parvenir à rebondir, si nous sommes dans l’obligation de modifier nos projets personnels, familiaux et professionnels.

Pour ma part, je ne parviens pas à me mettre en colère, car pour moi le seul et unique ennemi reste invisible et sans âme, une maladie en devenir, étrange objet.

Martine Ruszniewski

Psychologue, psychanalyste.