La philosophie du soin, la médecine du lien : réflexions pour l’après-COVID

La philosophie du lien thérapeutique

Platon définissait la philosophie comme la médecine de l’âme. La question se pose en retour de savoir ce que la méthode philosophique peut révéler de la médecine, surtout en ces temps de crise. Pratiquement tous les textes de Platon sont écrits sous forme de dialogue. Ce mimétisme de l’écriture, qui montre à quel point philosopher consiste à dialoguer, montre que le cheminement de l’esprit est impossible sans le lien. En allant plus loin, il est possible de définir l’acte de penser comme l’activité consistant à produire du lien. La signification ne peut ainsi se concevoir que comme une circulation. Rien n’a de sens s’il n’est rattaché à autre chose. J’aimerais proposer l’hypothèse selon laquelle la médecine est aussi, comme la philosophie à qui elle sert de paradigme, une pratique du lien. Penser, c’est-à-dire entrer en dialogue avec l’autre, et par extension avec ce qui en soi-même peut faire un pas de côté par rapport à ses préjugés, est une activité qui transforme quiconque s’y adonne. Les personnages qui entrent en dialogue dans les textes de Platon ne restent pas tels qu’ils étaient avant leur rencontre. À l’institut Rafaël, maison de l’après-cancer, nous avons construit une méthodologie thérapeutique fondée sur l’efficience du lien. Si le lien élève ceux qui pensent, il fortifie ceux qui « pansent » et sont « pansés ». Nous pouvons ici méditer deux mouvements que le lien rend possibles : d’abord se lier, d’autre part délier. Dans la relation thérapeutique, l’analyse, qui est une forme de déliaison, ou de libération de ce qui entrave et fige, constitue également une part essentielle du cheminement. Guérir consiste donc également à pouvoir se détacher. Le confinement en cela nous offre l’occasion d’observer ce mouvement dans notre relation avec nos patients. Là où la présence devient impossible, les mots qui délient, qui analysent, constituent à eux seuls la possibilité du mouvement. Nous avons pu continuer de soigner dans le contexte du confinement, que nous avons vécu comme une grande rupture collective. Notre relation thérapeutique a été main tenue par l’intermédiaire d’appels incessants, de questionnaire ciblés, d’ateliers individuels ou collectifs à distance, d’adaptation des modalités de prise en charge. Le temps d’écoute est resté un lien qualitatif primordial.

Une transformation attendue, éthique et politique

Si les investissements technologiques coûteux et les infrastructures modernes ont souvent été plébiscités par le plus grand nombre pour symboliser le développement sanitaire, les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées pendant des décennies. La dévalorisation de tous ces soignants, qui s’acquittent vertueusement de leurs tâches, a été autant remarquée que la fragilité de nos infrastructures techniques. Une éthique nouvelle pourrait permettre à notre système sanitaire de franchir une étape décisive dans la personnalisation de l’approche thérapeutique et dans la progression morale de notre société. Nous ne pourrons plus nous contenter d’une bonne gestion budgétaire des dépenses, pourtant primordiale. Plus qu’une attention et un comportement altruiste, le « Care » n’est pas seulement le moteur de travailleurs et de soignants, mais une véritable philosophie et une éthique, voire même une politique à mener à bien. Ces dernières semaines, des patients ont par nécessité été trimballés géographiquement au gré des places disponibles en réanimation, sans alternative, dans cette organisation militaire de circonstance. Le respect de la dignité et la meilleure qualité des soins ont été parfois relégués au « sauve qui peut ». Les familles de patients ont à peine eu le droit d’espérer un coup de fil pour recevoir des nouvelles de leurs proches. Si en 2002, la loi Kouchner consacrait le droit des patients d’une belle manière, en 2020 la priorisation des réanimations, en fonction des places disponibles, a pu par endroit supplanter le droit. Nos acquis sont battus en brèche, il va falloir les consolider au minimum. Nous nous sommes rendus compte, que pour des raisons politiques et malgré l’intention des soignants, la médecine est encore centrée sur la maladie et ses traitements et non sur l’individu et son projet de vie. C’est précisément ce changement de paradigme, porté par une éthique nouvelle, qui pourrait permettre de combler l’écart entre les attentes immenses et justifiées de la population vis-à-vis de son système de santé, et les soignants au sein de leurs structures sanitaires à réformer. L’éthique et la morale qui nous animent apparaissent souvent comme des termes synonymes, issus tout deux étymologiquement des mœurs. La morale réfère à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de l’inacceptable, et auxquels il faudrait se conformer. Chez Hegel, l’éthique est ce qui concerne l’organisation des rapports sociaux, par opposition à la moralité qui énonce les principes de l’action individuelle. La réflexion éthique est un consensus autour de valeurs collectivement admises, de critères d’humanité, alors que la morale définit des devoirs face à l’humain. L’éthique est souvent considérée comme la science morale.

Quelle éthique pourrait alors porter une transformation utile pour tous ?

Quelle philosophie nouvelle d’après COVID pourrait porter l’espoir de transformation sociétale, voulue par la majorité ? L’étude de la morale est une des préoccupations majeures des penseurs humanistes, tout comme de ceux qui ont en charge de diriger le système sanitaire solidaire. Il s’agit d’un ensemble de normes communément admises comme devant s’imposer au corps social. L’éthique du Care cherche à faire entendre une voix différente en morale : celle de l’attention aux situations particulières, de la disponibilité affective, de la responsabilité dans des situations relationnelles. Elle est souvent attribuée à tort à une communauté restreinte et privilégiée. La philosophie du Care place des données d’apparence ordinaire au centre de la morale, une nouvelle reconnaissance d’une morale basée sur l’intelligence émotionnelle, le soi relationnel et le cerveau sensible, qui y ont toutes leur place. Nous avons autant besoin d’un nouveau mouvement philosophique que des développements technologiques en vogue, pour porter les espoirs de rénovation tant attendue de notre système de santé. Notre société vit sur des acquis sociaux, matériels mais également idéologiques. L’administration dure, bien ancrée, conçoit la morale en lien avec la justice et régulée par la finance, et l’éthique du Care comme un élan élitiste plutôt qu’une autre forme de morale. Une éthique du Care nécessite donc une transformation sociale pour s’imposer à tous. La hiérarchie dans les soins, en souhaitant dominer la maladie, soumet régulièrement la personne fragile, en lui donnant l’impression d’être rabaissée et en lui faisant même perdre parfois sa dignité. La hiérarchie habituelle des organisations de soins se préoccupe plus souvent du respect des règles que de l’harmonie de la vie des acteurs. Le renouveau pour l’après COVID, n’est donc pas uniquement le souci des autres mais le sens des autres, un sens moral. Emmanuel Levinas a légué une œuvre philosophique fondatrice dont l’éthique se fonde sur la place accordée à l’autre dans la relation. L’entreprise sanitaire et sociale n’est pas une entreprise de marché comme les autres, elle revêt des fonctions de cohérence sociale nous imposant une considération supérieure qui n’est pas exclusivement matérielle. La recherche qualitative y aurait autant sa place que la recherche quantitative, le raisonnement inductif prenant en considération le particulier et l’individu, y côtoierait le raisonnement déductif plus général et statistique. En faveur de la reconnaissance d’un réalisme ordinaire, le Care n’est pas que la préoccupation des faibles, c’est une éthique autant qu’une politique à mener. Ne nous y trompons pas, nous nous grandirons dans les actes si nous nous hissons moralement. Les enjeux multiples qui se dessinent sont de trouver la validité propre du particulier, faire confiance à l’expression de l’expérience, retrouver une place à l’expression subjective et à la revendication individuelle… La manière d’être des soignants devrait trouver une doctrine à la hauteur de sa transformation attendue. Le soignant « idéal » est-il celui qui honore ses protocoles et administre ses remèdes minutieusement en gardant une extrême distance avec son patient ? Est-il celui qui vit la maladie avec le patient dont il a la charge ? Probablement ni l’un ni l’autre car un peu des deux. Notre serment d’Hippocrate autant que nos valeurs communes nous engagent à honorer les qualités d’empathie et de compassion. Quelles différences doit-on faire entre ces deux qualités indispensables à tout soignant ? La souffrance est un problème pouvant toucher tout le monde. Dans quelle mesure peut-on se mettre en relation avec la souffrance de l’autre, sans se mettre soi-même en situation de détresse ? La compassion marque des rapports différents à autrui et à soi-même, elle implique un sentiment de bienveillance, avec la volonté d’aider la acte de privilégié que de se soucier de l’autre et d’y faire attention, mais une véritable philosophie personne qui souffre, alors que l’empathie fonctionne comme un simple miroir des émotions d’autrui. Les soignants ont à cœur de donner le maximum d’eux-mêmes selon leurs conditions d’exercice, mais doivent aussi se protéger de l’accumulation des tensions multiples générées par les souffrances et fragilités qu’ils gèrent au quotidien.   En conclusion, l’avenir de notre système de santé doit reposer la question de l’autre et de l’humain comme priorité. Ce n’est nullement une œuvre de charité ou un engageante. Cette éthique nouvelle, la psychologie morale qui en découle, dessinent les contours d’une véritable politique de transformation sociale, capable d’améliorer notre société, trop souvent financiarisée, dans sa structure. Les valeurs d’empathie et de compassion, l’intelligence émotionnelle et l’épanouissement relationnel, sont autant de piliers sur lesquels nous aurons à refonder nos actions, pour un système de santé progressif et à la hauteur de nos attentes.

Alain Toledano

Président de l’Institut Rafaël, Maison de l’après-Cancer Cancérologue Radiothérapeute