L’anomie, c’est maintenant

Mettre en sécurité l’idéal d’humanité

Ce qui est rare est précieux. Or, voilà que la grande famille de l’éthique, de la morale et de la déontologie, se rassemble. Pas pour s’attabler à l’heure d’un banquet, même pas pour rejoindre une petite fête, mais pour mettre en sécurité l’idéal d’humanité qui anime les valeurs morales de la démocratie dont l’horizon planétaire s’est obscurci. Le peau-à-peau du médical et du social est devenu douloureux. Apaiser les tourments éthiques que la pandémie de Covid-19 fait naître convoque tous les savoirs scientifiques. La vie humaine et l’ordre social sont en péril. Tout le monde l’a bien compris. Face aux fourberies mortifères du virus assassin, la solution sera collective ou ne sera pas. Retrouver le bonheur de la vie en société la suppose solidaire.

Le verre s’est fêlé, sans casser. Toutefois, il arrive que ce soit au dernier rebond qu’il se brise. Nous n’en sommes pas là mais le temps presse. La ligne de front contre la pandémie est pourtant claire et connue de tous. Elle tient aux usages des libertés individuelles dont le capital semble fondre comme neige au soleil. La rétractation inquiète autant qu’il est permis de s’en plaindre. Toutefois, affaiblir un instant ces libertés individuelles se défend si, dans le même temps, chacun prend conscience de sa responsabilité personnelle pour consolider la digue soignante qui contrôle les évolutions du virus invasif.

L’urgence est morale, sociale et politique, d’autant plus que le meurtre tue en premier les plus faibles et les plus vulnérables, précisément ceux qui ont le moins de défense à opposer à l’attaque dont ils sont victimes. Les mêmes sont privés des ressources matérielles ou culturelles des doctrines sanitaires qu’ils ne peuvent pas faire leurs.

Certes, les coups portés par la pandémie de Covid-19 sont sévères. À l’échelle du globe c’est déjà par dizaines de milliers que les morts se comptent. Or, à bien comprendre ce qui se passe, il revient à chaque citoyen d’adapter son comportement à des normes et à des règles d’hygiène et comportementales devenues des enjeux moraux de société. Le prix à payer est d’un coût fort élevé. Rechigner accroît d’autant les risques individuels et collectifs de perdre la vie ou celle d’un proche. À défaut d’une prise de conscience morale et éthique du bienfait de vivre en société, la pandémie se prolongera et le virus agressif plongera tout le monde dans les affres d’une nuit sans lendemain.

Considérer l’intérêt de tous

L’éthique de l’instant repose sur la conscience individuelle d’appartenir à la vie sociale qui est par essence collective. Plus qu’un guide moral, la conscience individuelle articulée aux règles élémentaires du vivre-ensemble, est l’unique mode d’emploi accessible à tous pour combattre sans relâche le virus affamé des meurtres dont il est l’auteur. Vaincre la pandémie suppose de respecter des principes dont la plupart d’entre nous, en d’autres temps, s’affranchissent aisément ou dont ils se sont émancipés. Mais là ça ne marche plus. Et c’est sérieux. C’est une question de vie ou de mort. Plus personne ne rit. Jouer avec les normes sanitaires fait perdre à tous les coups et menace l’autre proche ou plus lointain qui devient un danger pour soi-même. Tricher face aux autorités politiques qui les font vivre, revient à participer personnellement et activement à l’hécatombe qui fait s’amasser des cadavres dont le décompte donne le tournis.

La faveur qu’il convient d’accorder à l’intérêt collectif au détriment de sa liberté individuelle reste à ce jour le seul remède efficace reconnu pour endiguer un malheur qui frappe massivement en premier lieu les plus vulnérables. Pensons dès lors à Émile Durkheim (1858-1917), le père de la sociologie française. Que disait ce précurseur qui résonne avec force dans le contexte d’aujourd’hui ? Le citoyen, énonce le savant, est un être social dont la démesure de la liberté individuelle repose sur sa capacité à intégrer et à respecter les valeurs collectives qui la lui garantissent. Dit autrement, l’exercice des libertés individuelles ne se sépare pas de la conscience collective d’appartenir aux sociétés qui les valorisent.

Vivre librement est un produit de l’intégration sociale et de la reconnaissance politique des droits citoyens. Jouir de cette liberté nécessite de respecter les normes qui valorisent les participations à la vie sociale. Il revient aux individualités multiples et à des personnalités éparses de faire naître et fonctionner les appareils sociaux qui élèvent la conscience personnelle d’appartenir à des ensembles collectifs protecteurs des droits fondamentaux pour accomplir des devoirs moraux partagés entre tous.

Dès lors, le problème qui nous est actuellement posé, n’est pas tant de respecter la liberté de l’autre qui se doit de respecter la sienne, mais de garantir par ses choix et son comportement une réponse sociale adaptée à l’attaque virale. La liberté est un fruit qui se cueille sans casser, ni la branche qui l’offre, ni l’arbre qui le porte. Partager des principes moraux en société protège ceux et celles qui les font valoir. La liberté, l’égalité et la fraternité sont insécables. Remiser ce triptyque salvateur en cette période expose tout le monde à un danger qu’il ne connaît pas. Déroger à la seule réponse connue à ce jour pour endiguer la pandémie, affaiblit considérablement la barrière sanitaire que la France est parvenue à mobiliser pour refouler la menace qui pèse.

Totalement convaincu du lien qui unit l’individu à la société dans laquelle il évolue et qui le fait évoluer, Émile Durkheim, meurt de chagrin après la perte de son fils unique, André, âgé de 23 ans (1892-1915) que la guerre 1914-1918 emporte au front.

Le sociologue avait pourtant conceptualisé l’anomie (Le suicide, 1897) qui lui sera fatale. L’anomie est une pathologie de la vie collective qui caractérise un temps de désorganisation et de démoralisation sociales. L’individu perd pied avec les grands enjeux moraux de son époque. Il ne réalise plus sa référence à des normes, ni aux règles et aux valeurs qui donnaient du sens à son existence en lui rappelant son appartenance à la société. Le phénomène qui frappe la vie sociale au moment d’une crise collective majeure, ou à son terme, l’éloigne des références morales qui l’unissent aux autres. 

L’éthique est un combat contre l’anomie. Individuellement la lutte est perdue d’avance. D’autant plus que le virus, si invisible soit-il, n’est pas aveugle pour autant. Ses cibles se précisent, comme de frapper en premier les soignants et les aidants. Le concept d’anomie rappelle à tous que la question morale qui importe aujourd’hui est de ne pas faire mourir l’autre en conséquence de son égoïsme.

 

 

Philippe Bataille

Sociologue, directeur d’études à l’EHESS (Paris).