Le civisme est un héroïsme

À Jacques Frémontier (1930-2020)

« Though nothing
Will drive them away
We can beat them
Just for one day
We can be heroes
Just for one day »

David Bowie, Heroes, 1977

Aller au front

La métaphore guerrière reprise par le président Macron lors du discours prononcé le 16 mars, a permis d’ériger les soignants en véritable héros, tels les soldats morts pour la patrie. Alors que l’on compte plusieurs milliers de soignants contaminés à l’heure où sont écrites ces lignes, cette métaphore nous rappelle que soigner ce virus comporte des risques dont nous ne maîtrisons ni tous les aspects scientifiques, ni les conséquences cliniques. C’est aller au front face à un ennemi redoutable et inconnu, mettant au défi les stratégies médicales les plus élaborées, désarmant les médecins les plus aguerris, et bouleversant certains fondements de l’éthique du soin.

C’est un virus aux conséquences humaines dramatiques, qui se compte par le nombre de morts, l’accroissement des inégalités sociales, l’exacerbation des problématiques sociétales, l’effondrement économique. Tant et si bien qu’il réunit les affinités politiques et idéologiques de tous bords en les faisant s’allier dans un même combat : celui de la vie. C’est un virus qui, par la peur qu’il provoque, dévoile les véritables personnalités en exacerbant l’intolérance et la haine, comme l’empathie et l’altruisme.

C’est l’occasion d’un certain opportunisme qui se traduit en actions ou en prises de parole dont on prend acte. Une occasion, aussi, qui a pris au dépourvu toutes les institutions, mais dont on a pu mesurer la réactivité et l’intelligence face aux conséquences immédiates et inattendues des mesures adoptées pour lutter contre la propagation du virus.

Un ennemi contre lequel le premier bouclier repose sur une arme aussi puissante que fragile : la volonté de chacun. Les gestes barrières n’ont de sens que si tout le monde les respecte, et la littérature scientifique est en train de montrer à cette occasion l’impact et le formidable pouvoir sur la santé humaine du civisme, sans lequel ces gestes ne seraient pas appliqués.

Développer une action collective

Ce civisme essentiel à l’éradication du Covid-19 est exemplaire : il fait appel à des valeurs, une morale et un humanisme qui sont à l’œuvre chez l’ensemble des citoyens qui, pour se protéger et protéger leurs congénères, font le sacrifice d’une vie sociale, parfois d’un revenu, voire d’un emploi, par ambition éthique. Au-delà des attitudes individuelles, les actions collectives initiées pour lutter contre la propagation du virus et contrer les difficultés liées au confinement, manifestent un sens civique et moral hors du commun.

Cela rappelle – alors que certains voudraient y réinjecter une hiérarchie sociale en désignant des héros de première, deuxième et troisième lignes – que tout le monde a un rôle à jouer pour soigner et prendre soin, pour réinventer des modes de vie, pour maintenir l’économie, pour préserver les solidarités et les liens sociaux, pour permettre à chacun de mener son activité. C’est ainsi un autre aspect que cette période de crise met en relief : celui de l’interdépendance des individus et de leurs rôles respectifs dans la société. Interdépendance individuelle qui rappelle que pour gagner une guerre, il ne suffit pas d’avoir une armée : il faut une nation unie, des valeurs partagées, une stratégie fédératrice.

Croire au civisme

Plus encore que n’importe quelle autre guerre, celle-ci ne se gagnera pas sans le civisme de chacun, à tous les niveaux, sur tous les fronts. C’est une guerre dans laquelle l’humanisme fait appel aux responsabilités, à l’éthique et à la morale, qui nous préservent d’un autoritarisme prêt à bondir, à franchir les portes d’une démocratie devenue frileuse. Un autoritarisme qui ne s’assume pas et qui ne souhaite pas se développer, se traduisant par des restrictions de liberté reposant sur la volonté de chacun, et dont on espère les conséquences ultérieures moindres. Un autoritarisme qui pourrait se traduire, en outre, par l’utilisation d’applications numériques permettant de savoir si l’on a, par hasard, croisé le chemin d’un Covid+. Peut-on, même en poussant le civisme à l’extrême, se soumettre à un tel stigmate ? Est-ce réellement un moyen d’information qui pourra faire la preuve de son efficacité ? N’allons-nous pas instaurer un climat de défiance et de méfiance à contre-courant de toute la confiance citoyenne qui s’est construite ces dernières semaines ?      

En ces temps inédits, le sens civique fait de nous, citoyens lambda, de véritables héros par les prouesses qu’il implique au quotidien et sur une période significative. Cependant, ces actes d’héroïsme comportent des limites. Si le rapport bénéfice-risque de cette exemplarité est trop coûteux individuellement et socialement, les stigmates découlant de la gestion de crise du Covid-19 risquent de pousser les citoyens à réagir individuellement plutôt que collectivement. Les risques encourus résident principalement dans l’installation d’une routine, d’un détournement des mesures barrières au bénéfice de l’individu, et laissant ainsi présager une seconde vague épidémique plus difficilement gérable que la première en l’absence de traitement. Pour éviter une telle issue, les solidarités faisant du civisme une éthique héroïque doivent, à l’inverse, être cultivées et renforcées dans lutte contre la propagation du virus.

Kevin Charras

Docteur en psychologie.