Le Covid-19 et les vulnérabilités révélées

Le révélateur de nos vulnérabilités structurelles et de notre déni de la mort

Le Covid-19 n’est a priori ni le plus virulent ni le plus mortel des virus. Sa puissance et sa nocivité sont plus subtiles : elles tiennent à son extraordinaire capacité à se propager et à se faufiler dans nos failles pour atteindre le cœur de nos systèmes et les mettre littéralement à l’arrêt, sous réanimation. Nous étions pourtant sûrs de notre invincibilité. Quel autre modèle pouvait-il rivaliser avec le nôtre et toute sa puissance scientifique, industrielle, économique, politique ? Nous avions pourtant déjà été alertés sur la faiblesse structurelle de nos édifices. L’urgence écologique, la crise de 2008, les attentats terroristes, les attaques informatiques, le soulèvement des Gilets jaunes, etc., étaient déjà venus révéler la porosité fondamentale de nos digues et un certain essoufflement du modèle. Alors même que la menace était abondamment documentée et annoncée, nous n’avons rien vu venir, aveuglés par l’assurance que confère l’arrogance. Nous n’imaginions pas avoir encore un talon d’Achille. Or le propre du talon d’Achille est de se faire oublier pour nous rappeler, le moment venu, à notre condition fondamentale : celle de notre vulnérabilité. Voilà ce que le Covid-19 est venu pointer. Ce coronavirus (littéralement « poison couronné »), c’est David qui se rit de Goliath, c’est le manant qui pointe du doigt le roi nu. Il est entré sans frapper, balayant nos forteresses de sable. La posture guerrière, initialement convoquée, gros bras et menton haut, s’est montrée dérisoire. Passé le temps de la bravade, le ton se fit plus humble : on n’écrase pas un moustique avec des moulinets de gourdin. Et on entendit dire qu’on ne savait pas, prélude indispensable à l’art de se poser les bonnes questions. Cette épidémie, c’est notre Azincourt moderne. En quelques jours seulement, nous avons implacablement pris conscience de la dimension à la fois dérisoire et mortifère de nos écrasantes armures, quand la veille nous paradions encore. La volatilité de cet adversaire insaisissable nous a révélé notre impuissance et contraints à nous placer en état de siège.

La reconnaissance de la vulnérabilité des autres et le retour de « la mort de toi »

Au cœur de ce confinement inédit, deux renversements inattendus s’opèrent. Le premier renversement, c’est que la mort fait soudain son retour dans le pseudo-réel de nos vies biberonnées à l’abondance de la croissance, à la suffisance de la consommation et à l’insouciance de la distraction. Il est d’ailleurs troublant de noter la parenté sémantique entre le « confinement » et la question de la mort (cum-finis, littéralement « avec la finitude »). Cette mort qui fut si longtemps exilée de nos cadres de puissance, cette mort inaliénable que le transhumanisme superbe promettait pourtant de mettre « à mort », la voici qui s’égrène chaque soir comme une litanie pascale. Cette réalité de la mort que nous tenions jusque-là pour exceptionnelle, lointaine et abstraite nous rattrape concrètement et nous laisse interdits en nous contraignant au refuge. Mais ce chacun chez soi n’est pas un chacun pour soi. Ce que nous redécouvrons, c’est moins la peur de « la mort de soi » que celle de « la mort de toi ». Car le second renversement, c’est que nous avons fait le choix de nous autoconfiner, non pas pour préserver rationnellement les plus actifs, les plus vifs, les plus résistants d’entre nous, mais, contre toute attente, pour protéger les plus chancelants, les plus crépusculaires, les plus vulnérables. Nous avons, comme un seul homme et sans états d’âme, fait le choix de sacrifier notre plus grande richesse (notre sacro-sainte économie) et nos plus grandes libertés (celles de circuler, de nous rassembler, de nous embrasser) pour tenter de préserver les plus fragiles et principalement nos aînés, spécialement exposés, reconnaissant ainsi explicitement leur valeur et celle de leur vulnérabilité à nos yeux. Ceux-là mêmes qu’en temps normal nous voyons mourir sans nous émouvoir de la grippe saisonnière , ceux-là mêmes qui plombaient notre économie et que nous remisions sans états d’âme dans des lieux pourtant dénoncés comme « concentrationnaires », deviennent soudain l’attention de toute une société mobilisée-immobilisée comme jamais pour eux. Ceux-là mêmes sont redevenus soudain nos parents, nos grands-parents, leurs conjoints, nos oncles et tantes, nos amis, nos voisins… ces gens de chair que nous aimons et que nous redécouvrons aimer. Nous nous sommes donc sciemment isolés non pas tant pour ne pas être contaminés que pour ne pas être contaminants, dans un élan de responsabilité inattendu et il n’y eut pas beaucoup de voix, c’est heureux, pour s’opposer à cette union sacrée et à ce renversement des priorités. Soudain nous voici, par la grâce de cette chose infinitésimale aux effets planétaires, redevenus sensibles à la vulnérabilité de l’autre, en particulier celle des plus frêles d’entre nous.

Renaître à notre vulnérabilité ontologique pour vivre autrement

Ces premiers effets de ce virus seraient déjà une richesse mais il nous faut espérer qu’on n’en restera pas là. À travers cette attention retrouvée pour les plus vulnérables, nous semblons déjà avoir redécouvert plusieurs choses. D’abord à quel point il est vital pour un humain de pouvoir prendre soin de ses proches et en particulier à l’heure de la mort, de pouvoir les accompagner dans la fin de leur vie, de voir et honorer leur dépouille, de se rassembler pour célébrer leurs funérailles et de ne pas rester seul dans le temps du deuil. Et à quel point le symbolique, le rituel (particulièrement la ritualité funéraire), le relationnel et le spirituel nous sont essentiels, et pas seulement à l’heure de la mort. Ensuite, que la santé de l’être ne se réduit pas à la santé du corps et que, dans les moments critiques, celle-ci peut même devenir secondaire. Nous découvrons qu’on peut véritablement se laisser mourir par manque de liens, de présence, de chaleur et de tendresse humaines. Ce confinement censé préserver les plus vulnérables peut aussi contribuer à les tuer. Que serait au niveau éthique un soin du corps qui engendrerait, par un double effet délétère, le dépérissement de l’âme et de l’être ? Alors saurons-nous dépasser le réflexe de confiner l’autre ou même de nous confiner pour l’autre ? Oserons-nous confiner à l’autre, c’est à dire tenter de nous en rendre véritablement proche ? Le Covid-19 et la rigueur des règles sanitaires sont venus nous rappeler en contrepoint que nous sommes tous intimement des êtres de chair et de lien. Au regard de tout ce qui vient d’être dit, n’avons-nous pas, chacun de nous, trop longtemps escamoté notre propre vulnérabilité au prétexte qu’elle nous exposait à la blessure et à la mort ? La vulnérabilité nous expose au choix de vivre, ce qui est bien plus que simplement survivre. Elle nous dévoile que nous ne sommes vraiment vivants que tant que nous savons rester ouverts et mobiles, sensibles à la lumière du jour, à la caresse du vent, à la bonté de la main tendue… Elle nous oblige à nous relier pour ne pas risquer de devenir des automates ou des fantômes. Cette metanoia est un prérequis pour imaginer pouvoir faire émerger du neuf (de l’impensé) à partir de l’impensable qu’est ce virus. Et pour inventer une autre manière d’être au monde, enracinée dans la conscience que notre vulnérabilité est notre terreau. Quand allons-nous nous y atteler avec confiance, méthode et objectivité ? Le confinement sera bientôt levé. Saurons-nous alors garder vif ce que ces circonstances exceptionnelles nous auront révélé sur la vulnérabilité ? Ou retournerons-nous à nos vies d’antan en les rigidifiant par des surconfinements intellectuels, économiques, géographiques, politiques, censés mieux nous protéger de la prochaine intrusion ? À la suite de cette crise, osera-t-on vivre, assurés qu’« en toute chose, il y a une fissure. Et que c’est par elle que vient la lumière » ?

Tanguy Châtel

Sociologue, co-fondateur du cercle Vulnérabilités et société.