Le seul horizon de mon père est sa chambre

Ce n’est pas une vie

Le 8 mars 2020, lors de la première « vague » de la Covid19, mon père, Claude, 80 ans, se retrouve enfermé, du jour au lendemain, dans la chambre de l’EHPAD.

Ni les résidents, ni leurs familles n’ont été informés, en amont, de cette décision « brutale » prise par la direction de l’établissement. À compter de ce 8 mars, tout déplacement à l’intérieur de l’EHPAD ou dans le jardin est interdit aux résidents. Les visites et les activités collectives (y compris les repas) sont aussi suspendues.

Dans un premier temps, nous sommes « sidérés », à la fois cause de ce virus qui tue des centaines de personne chaque jour et de l’enfermement imposé de mon père.

Les semaines passant, la sidération se transforme en colère. La bienveillance du personnel ne suffit pas à rendre « douce » la vie de mon père.

Le 20 avril, il me dit : « Ce n’est pas une vie, si ça continue, je vais me jeter de mon balcon. » Je fais part de mon inquiétude à la directrice et au médecin coordonnateur et je leur demande d’assouplir ces conditions de confinement quasi-carcérales, qui me semblent d’autant plus excessives qu’il n’y a toujours aucun cas de Covid dans l’EHPAD. Ma demande va d’ailleurs dans le sens des recommandations du Comité consultatif national d’éthique qui alertent sur les dangers de l’isolement et l’enfermement sur la santé et le psychisme des personnes âgées.

Tous deux se rendent dans la chambre de mon père et lui disent : « Votre fille nous a écrits que vous aviez des idées suicidaires. Si c’est le cas, nous allons devoir fermer à clé la porte donnant accès à votre balcon…. » Mon père a la présence d’esprit de répondre « Ma fille a mal compris et a exagéré ; c’est vrai que c’est un peu dur de devoir rester dans ma chambre, mais ça va aller ». Avant de sortir de la chambre, la directrice glisse à mon père : « Monsieur, vous devriez dire à votre fille d’arrêter de nous dire ce qu’on a à faire et d’écrire à tout le monde, ça nous fait perdre du temps et ça ne sert à rien. »

Après cela, mon père me demande de ne « plus écrire et ne plus faire de vagues », par peur des représailles.

Que mon père, professeur de physique, syndicaliste et maire de son village pendant 24 ans me dise cela me bouleverse.

Jusqu’à fin mai, nous alertons quant aux risques de ce confinement sur la santé psychologique et physique de mon père, qui n’a plus du tout l’occasion de marcher. On nous propose un « conseil de famille pour décider du devenir de notre père puisque le contrat de confiance était rompu ». Nous refusons cette réunion puisque c’est à mon père et à lui seul, parfaitement sain d’esprit, de décider de son « devenir ».

Le 3 juin mon père peut enfin se déplacer dans l’établissement 30 minutes par jour, puis recevoir chronométrées (30 minutes) surveillées, à raison d’une tous les 10 jours, séparé par une table de ses visiteurs.

Le 15 juin, la vie reprend enfin son cours dans l’EHPAD. Mon père est de nouveau libre d’aller et venir et de recevoir des visites. Nous pouvons de nouveau sortir ensemble, nous retrouver dans sa chambre… Évidemment toujours masqués, en se frictionnant les mains de GHA et en évitant les embrassades.

Visites en parloir

Cette « parenthèse enchantée » va pourtant vite se refermer.

Le 16 octobre la secrétaire de l’EHPAD nous informe par téléphone que les résidents sont de nouveau confinés dans leur chambre et que les visites libres sont suspendues après la découverte de 5 cas de Covid. Une « visite encadrée » – c’est-à-dire dans une pièce commune séparée de notre père par 2 tables et une plaque de plexiglas nous est proposée le 20 octobre… Elle sera annulée par l’EHPAD la veille, sans explications. Des décisions qui, me semble-t-il, vont à l’encontre du protocole « Protéger sans isoler « de la ministre Brigitte Bourguignon.

Le 28 octobre nous apprenons, par la presse qu’il y a 13 cas de Covid parmi les résidents.

Le 4 novembre, les familles reçoivent un courrier de la directrice : « La cellule de crise a mis en place une organisation la plus sécuritaire qui soit afin de protéger les résidents. (…) et décidé que les visites étaient suspendues pour une durée à ce jour indéterminée. »

Le 6 novembre, j’apprends que mon père est privé d’eau chaude – depuis plus de 3 semaines ! – car la chaudière de l’EHPAD était en panne. Il me l’avait caché jusqu’alors parce qu’il craignait que je fasse « trop de bruit ». J’écris un peu partout pour que cet équipement soit enfin réparé. Pendant 4 semaines, le réseau wifi était également en panne. Nous avons pu lui faire passer une clé 4G pour qu’il puisse rester en contact avec le monde extérieur.

Le 10 novembre, le Défenseur des droits de Montélimar (que nous avions sollicité) nous indique que « 25 résidents sont atteints de la Covid-19 et que la décision de suspendre les visites a été validée par l’ARS ». Le nombre de cas positifs a donc quintuplé en moins d’un mois.

Nous proposons à mon père de quitter cet EHPAD. Il refuse en disant qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre et qu’il est désormais trop faible pour déménager.

Les résidents ont été isolés sans être protégés.

Le 12 novembre, la directrice annonce à mon père qu’il va devoir changer de chambre parce que son étage sera réservé aux résidents testés positifs. Il demande comment ça va se passer : quand, avec qui, s’il va garder ses meubles et avoir un balcon. Il n’obtient pas de réponse à ses questions. On nous dit ensuite que « bien évidemment les effets personnels suivent le résident ». Ma sœur demande de pouvoir l’aider à se réinstaller. Cela nous est refusé ; on nous dit que le personnel et des bénévoles s’en chargeront. On lui promet aussi que tout son matériel informatique et son casque télé seront rebranchés à l’identique. Ce ne sera (évidemment) pas le cas.

Le 24 novembre, nous apprenons par la presse que le nombre de cas s’élève maintenant à 48 (sur 70 résidents).

Le 5 décembre, les visites encadrées – que mon père appelle les « parloirs » – ont repris. Pour mon père, elles sont trop pénibles et il préfère rester sur son lit que s’infliger cela.

Le 15 décembre au matin, on annonce à mon père qu’il doit réintégrer sa chambre du 1er étage l’après-midi même. Nouveau déménagement expresse dans les mêmes conditions. Mon père déjà fragilisé est encore plus perturbé. Il dit qu’il ne retrouve plus ses affaires, que son PC ne marche plus, que sa tablette est trop loin de son lit, qu’il ne peut plus la rebrancher. Mais puisque les visites en chambre nous sont interdites alors qu’il est cloué sur son lit par sa lombalgie, nous ses enfants ou ses petits-enfants ne pouvons pas l’aider.

Le 22 décembre, un Conseil de la vie sociale extraordinaire s’est réuni par visio-conférence pour évoquer la question des sorties des résidents pendant la période des fêtes. Mon père a été prévenu, mais n’a pu y assister alors qu’il en est le président. Malgré sa demande, personne dans l’EHPAD n’a pu l’accompagner pour se connecter à l’outil de visio-conférence. Il refusera d’ailleurs de passer les fêtes en famille, car il redoutait trop le confinement strict prévu à son retour en cas de sortie.

Mon père n’a désormais plus qu’une envie : mourir

Bien entendu depuis le printemps, j’ai écrit de nombreuse fois à la direction de l’EHPAD pour faire part de mes inquiétudes. Elle considère que je les « harcèle ».

J’ai aussi contacté plusieurs fois l’ARS qui m’a répondu, le 14 décembre, que les décisions prises par la direction de l’EHPAD était justifiées et qu’il n’y avait pas lieu de les remettre en question.

J’ai aussi saisi le Défenseur des Droits de Montélimar qui nous a, lui aussi répondu que les décisions avaient été validées par l’ARS et qu’elles étaient de ce fait parfaitement légitimes.

J’ai contacté la députée de la circonscription de Dieulefit, Célia de Lavergne ; le maire de Dieulefit ; les sénateurs et la sénatrice. Tout cela en vain. Pourtant les droits fondamentaux de mon père son bel et bien bafoués.

En décembre, j’ai finalement décidé de saisir la Défenseure de Droits qui m’a informée que mon dossier était en cours d’instruction

Mon père a demandé d’être vacciné, espérant ainsi retrouver au plus vite une vie plus normale. Il a reçu les deux doses de vaccins mais est toujours prisonnier dans son EHPAD. Les visites se font toujours en parloir, derrière une plaque en plexiglass et aucune sortie n’est autorisée.

Le 4 mars 2021, j’ai interpelé Michel Cohen, le directeur du groupement hospitalier Les Portes de Provence (dont dépend cet EHPAD) après l’arrêt du Conseil d’État. Voici sa réponse  (pour le moins lapidaire) : « le Conseil d’État renvoie à la situation particulière de chaque établissement. La Drôme étant située dans une zone à risque, on ne change pas de politique. »

Depuis le 16 octobre 2020, le seul horizon de mon père est donc sa chambre où il passe 24h/24. Son moral et ses facultés cognitives baissent un peu plus chaque jour. Il dit que son « cerveau se ramollit ». Je constate qu’il cherche souvent ses mots quand je l’appelle (deux fois par jour), mais aussi qu’il a oublié le soir ce qu’il m’avait dit le matin. Il se plaint en permanence de ses douleurs au dos. Le médecin traitant libéral qu’il a choisi passe le voir aussi souvent que possible et lui propose des traitements antalgiques puissants, qui ne font plus effet.

Il nous demande de lui organiser un voyage en Suisse pour subir une euthanasie. Nous lui disons que ce n’est pas possible.

Mon père n’a désormais plus qu’une envie : mourir.

 

Annette Debeda