Le temps retrouvé, le temps perdu, ou le temps de l’injustice suprême ?

Une grande inégalité face au temps

Le confinement révèle non seulement notre grande fragilité, celle de notre dépendance au temps, mais surtout notre grande inégalité dans notre rapport à celle-ci. En temps « normal » notre activité plus ou moins impatiente se réfère à des horaires comme aux haies d’un 400 mètres. Leur franchissement témoigne de notre avancement. La journée est rythmée par notre relation à l‘extérieur qui nous impose d‘y succomber. Gare à celui ou à celle qui l’ignore. Son attitude de franc-tireur irrite par sa désinvolture. Arriver tous à l‘heure à 8 h ou 9 h, repartir à 17 h ou 18 h, déjeuner à 12 h 30, etc. L’humanité est faite de bons petits soldats qui se résignent à abdiquer leur cheminement intérieur au profit de Chronos, bien indifférent à nos états d’âme. La pendule a pris le pouvoir central dans notre boîte neuronale. Soudain, pour le plus grand nombre, Chronos se dérobe, il nous restitue pour un temps une apparence de liberté en desserrant ses griffes. La surprise est totale. Le chef d’orchestre pose sa baguette et écoute nos solos. Mais jouer en solo n‘est pas facile en l’absence de partition. Il nous faut donc nous réinventer, chercher des refrains rassurants, reconstruire une grille du temps sans contrainte autre que le respect de la liberté de l’autre, confiné. Cette redécouverte du bien de l’autre comme fondateur de son propre bien-être est un cadeau paradoxal du confinement. Désormais notre propre pensée ne glisse plus, ne zappe plus, ou zappe moins. Elle n‘est plus la ventriloquie de l‘information générale mais retrouve l‘attention bouleversée portée à la noblesse de ceux qui maintiennent en vie le monde, pas seulement les soignants héroïsés mais aussi les plus humbles sans lesquels tout s’écroulerait comme un château de cartes. Ce n‘est plus la victoire ou la défaite du PSG, le nombre de manifestants contre la réforme de la retraite, l‘annonce d‘un jour de pluie, du report des élections, des chiffres des migrations citadines hebdomadaires centrifuges, indifférentes au monde des migrations centripètes porteuses de toutes les détresses qu‘elles croisent sans rien dire. En revanche, nous sommes à l‘écoute des applaudissements vespéraux quotidiens pour les soignants qui nous sauvent, les postiers, les pharmaciens, devenus les refuges allumés dans la ville, les éboueurs qui nous protègent des miasmes de la cité, les pauvres hères dont on redécouvre la proximité humaine.

La création d’un temps mémoriel

Chacun reconstitue une nouvelle relation à la vie. Pour les plus privilégiés les choix sont ceux de leur volonté et non plus de la volonté des autres. Pour un grand nombre, il n‘y a pas le choix, mais une angoisse terrifiante de l’abandon dans le présent et dans le futur. Cette étrange différence dans la contrainte est pour certains une aventure spirituelle qui demande beaucoup d’humilité et d’abandon de son sentiment d’existence par la seule action. Pour un grand nombre la liberté a totalement disparu et chaque instant s’apparente à une survie.

La solitude du confinement dépend tellement de ses conditions. Ici, véritable incarcération dans un espace restreint, là, simple mise à l’écart de la rumeur du monde. Cette solitude commune est bousculée par le téléphone et Internet. Que serait un confinement et quel est -il pour certains, sans ces deux médiateurs qui essaient désespérément de vous remettre sur les voies du temps du train commun, au lieu de votre égarement sur une voie abandonnée depuis longtemps ? L‘angoisse de la déconnexion est si légitime que le noyé du confinement s‘y accroche comme à une bouée de sauvetage. Chacun sur sa bouée commente l‘état de la mer, la distance qui le sépare du rivage, en se désespérant de l‘état de ceux qui coulent. Mais la vie est là, frémissante de simplicité et non de soumission au tumulte dont nous prenons soudain conscience de la vanité. La vie passe pendant que nous nous agitons comme des hamsters sur la roue cylindrique du temps. Et surgit soudain ce sentiment que le futur prévu n’aura jamais lieu, jamais plus, que les événements culturels n’auront jamais vu le jour, que des rencontres qui auraient pu être à la source d’éblouissements auront été manquées et surtout que la mort est bien cruelle dans son indifférence à lui manifester notre peine au détriment de ceux et celles qu‘elle martyrise. Là est l‘angoisse suprême, Chronos continue sa course avec obstination. Nous aurons vieilli de quelques semaines, de quelques mois, manqué ce printemps de rêve de 2020 (qui ne sera plus jamais le même). Notre train continue sa course sans s‘arrêter aux gares familières que nous avions prévues et qui auront peut-être disparu à notre retour.

Le temps retrouvé devient l’angoisse du temps perdu. Le coronavirus est un voleur et un créateur de notre temps. Créateur d’un temps mémoriel. Comme une stèle érigée dans notre mémoire future de cet étrange moment de solitude et de fraternité, un temps béni, pour certains, les plus rares, un temps maudit par d‘autres. Celui de notre communauté humaine redécouvrant le sens profond de la vie, sa fragilité et sa force. « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles » disait mon ami récemment disparu Jacques Leibovitch. Le coronavirus vient peut-être au secours de sa fulgurante intuition. C’est mon espérance !

Didier Sicard

Professeur émérite, Sorbonne Université.