Le traçage numérique : pour ou contre ?

Des équipes mobiles de suiveurs professionnels

Lors de la dernière épidémie de peste à Marseille en 1720, on utilisait les meilleurs moyens techniques disponibles à l’époque, les fusils, pour tirer sur les gens qui tentaient de quitter la zone rouge. Nous en avons aujourd’hui d’autres, pour la surveillance des déplacements. Le débat autour du traçage numérique à travers les smartphones fait rage. Devons-nous y recourir ? Si oui, sous quelles modalités ? Servira-t-il à contenir la propagation de la pandémie ?

Deux propositions distinctes sont en discussion. D’un côté, les équipes mobiles de suiveurs professionnels, dont le nombre en France atteindra peut-être quelques milliers, pourront-elles accéder aux données personnelles recueillies par les téléphones et à leur géolocalisation afin de retracer tous les contacts des personnes infectées ? Le Conseil scientifique Covid-19 préconise l’accès aux données numériques, du moins à celles des plateformes téléphoniques qui sont déjà collectées par les opérateurs de téléphonie mobile. Toutefois, la loi actuelle n’autorise pas leur utilisation à des fins sanitaires. En effet, la liste des objectifs dans la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement est limitative : la défense de la nation en fait partie, mais pas sa santé. Pour le dire simplement : au jour où nous sommes, comme en 1720, la France dispose de procédures légales pour donner un ordre de tirer une arme à feu, mais pas pour utiliser les capacités technologies des smartphones afin de protéger la santé publique. Se pose alors la question d’une éventuelle évolution du cadre législatif selon l’exemple sud-coréen (article 76-2 de cette loi).

Affirmer l'impartialité de l'analyse éthique

De l’autre côté, une « solution » numérique à l’usage du grand public. Qu’il s’agisse de la désormais célèbre application StopCovid ou des applications régionales ou privées (comme StopC19), se posent trois questions fondamentales :

1 – Entamé dans la précipitation, ce qui est d’ailleurs parfaitement compréhensible, le développement de ces applications ne s’accompagne pas d’une étude de leurs effets secondaires ou non-intentionnels. Si la finalité sanitaire des protocoles de traçage est clairement annoncée, leurs autres conséquences restent à établir. Cependant, les ingénieurs peuvent-ils limiter les finalités d’usage seulement à la recherche des personnes ayant été en contact avec un porteur de virus ? La réponse, en toute généralité, est non. Quelle que soit la technologie déployée à très grande échelle, elle provoque toujours des effets imprévus à moyen ou long terme. Et cette incertitude est le propre du monde technologique : renoncer à l’utilisation d’une application juste pour cette raison ne serait pas une bonne décision.

2 – L’efficacité des applications en vue de leur finalité sanitaire ne va pas de soi. Plusieurs mesures, plus ou moins justifiées ou justes, pourraient en principe aider à réduire le taux de propagation, par exemple un confinement aléatoire à chaque instant de 10 % de la population. Les applications pourraient aussi apporter, ou pas, une contribution significative sur le plan épidémiologique. Or, à ce jour, aucune mesure quantitative de leur effet n’a été publiée, aucune expérimentation menée, à part l’exemple assez ambivalent de TraceTogether à Singapour. Il est donc urgent de tester l’efficacité des applications, à la fois sur des modèles et sur une petite ville ou région. Il faut le faire avant tout déploiement à l’échelle du pays. Et si l’efficacité n’est pas avérée ou si elle n’excède pas celle du confinement aléatoire d’une partie de la population, alors il faudrait renoncer à l’utilisation de ces applications.

3 – Les effets symboliques et politiques dominent aujourd’hui : plusieurs gouvernements souhaitent montrer qu’ils ont fait un effort d’utiliser le numérique dans la lutte contre la pandémie. Plutôt que de se positionner comme des forces de soutien, les ingénieurs et les comités d’éthique devraient garder leur sang-froid en maintenant un jugement fondé strictement sur les faits. L’engouement pour un « solutionnisme » numérique n’est pas sans ressemblance avec celui pour l’hydroxychloroquine : ce sont des phénomènes collectifs en situation d’incertitude. Comme d’habitude, l’existence d’une controverse entre experts provoque une division politique de la société sur un sujet que le public ne comprend que sous une forme simplifiée et vulgarisée. Quid desdits experts ?

Pour respecter la méthodologie de la science et pour affirmer l’impartialité de l’analyse éthique, il est nécessaire de procéder en deux étapes : d’abord, établir les faits et les mesures quantitatives d’efficacité des applications ; ensuite, recommander ou leur déploiement ou leur rejet, seulement sur le fondement de recherches et d’arguments scientifiques.

Alexei Grinbaum

Chercheur au laboratoire de philosophie des sciences (LARSIM) du CEA-Saclay et enseignant d’éthique des sciences, membre du Comité national pilote d’éthique du numérique.