Les bastions de l’attention à l’autre dans la crise du Covid-19

Prendre conscience de la vulnérabilité

L’évènement du Covid-19, dans lequel on est encore plongés, présente déjà tous les indices d’une nécessaire et profonde remise en question de notre système politique, c’est-à-dire, ici, de notre unité sociale politiquement organisée. La gestion de la crise sanitaire a révélé des failles qu’il faudra, le moment venu, examiner avec sérieux et détermination. En effet, le Covid-19 a rappelé à l’humanité, avec intensité et virulence, et en dépit de ses savoirs et de ses technologies, qu’elle n’était pas à l’abri d’une extinction massive, quelle que soit la forme que celle-ci pourrait prendre. Le monde de l’Homme est ébranlé ; la vulnérabilité de l’humanité est de nouveau mise à nu. La crise n’est donc pas terminée que déjà des réflexions sont à l’œuvre pour souligner des aspects importants de l’évènement : pour analyser la fragilité de nos formes de vie quand la nécessité s’impose à chacun de demeurer isolé des autres ; pour examiner et revisiter notre monde social ; pour étudier la voix de ceux qu’on ne voit plus. On observe, par exemple, que certains ont cherché à négocier avec les règles du confinement. En brandissant, parfois avec beaucoup de maladresse, l’étendard d’une éthique libérale poussée à son paroxysme, l’éthique du « J’ai bien le droit de… », n’ont-ils pas illustré, malgré eux, les travers de l’individu démocratique soulignés par Tocqueville : la régression de certaines valeurs, telles que le sens du devoir, par l’avènement de l’individu libre ? Mais l’individualisme de nos sociétés occidentales contemporaines n’est finalement pas l’expression majoritaire. En effet, il n’a pas pris le dessus sur l’attention à l’autre. De nouvelles formes de vie ont émergé pour faire face à la détresse, à l’inquiétude. De nouvelles manières d’être avec l’autre ont été inventées, et parfois, pour l’accompagner dans ses deniers instants de vie. C’est le cas, par exemple, de l’ensemble du corps soignant qui est devenu le dernier bastion de la relation humaine, avec désintérêt, force pratique et courage, au même titre que les autres institutions de santé, tels que les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). C’est le cas, encore, des employés des supermarchés qui rendent possible l’approvisionnement alimentaire pour tous. Voilà qui donne à penser que dans la crise, des formes de vie résistent et d’autres apparaissent, mais qui ont toutes en commun de mettre la vulnérabilité au cœur du souci éthique.

Prendre soin

En soi, ces personnes n’ont rien d’exceptionnel. Elles appartenaient déjà à la réalité de notre ordinaire, avant que le Covid-19 ne sévisse. Le caissier ou la caissière du supermarché ont toujours été là, à s’occuper des autres de façon quotidienne. L’infirmier ou l’infirmière ont toujours pris soin des plus vulnérables, alors même que les moyens faisaient déjà défaut. Mais alors que la crise sanitaire effondre tout, jusqu’à l’économie d’une nation, l’attention à l’autre s’est organisée autrement, et elle a résisté. C’est à partir de métiers déjà fragiles, d’autres peu valorisés, que le chaos a été évité. L’attention à l’autre s’est maintenue, comme une revendication éthique et politique : dans la pagaille, l’humanité a encore lieu, et cette humanité se déploie dans toutes les actions qui consistent à « prendre soin ». Tous ces pourvoyeurs de l’attention à l’autre ont incarné l’hospitalité à son degré le plus haut, comme une valeur éthique absolue et fondatrice du vivre-ensemble, même dans le malheur. Sans hospitalité, le monde de l’Homme est condamné, que ce soit par les effets d’un virus, d’une idéologie, ou de l’irresponsabilité des sociétés de consommation et d’abondance. Voilà pourquoi, le jour d’après, sera une opportunité afin d’avoir le cœur assez grand, et l’esprit inspiré, pour rappeler la réalité suivante : lorsqu’est survenue la crise, le « prendre soin des autres » a été le dernier rempart contre le chaos. Mais attention à ne pas, moralement, le dévoyer. Alors même que la crise n’est pas terminée en Europe, le regard se tourne vers l’Afrique. En effet, les systèmes sanitaires y sont fragiles, et ils ne sont pas tous en capacité de traverser des crises d’une telle ampleur sans une aide extérieure. Aussi, pour éviter la réapparition du virus en Europe dans l’avenir, cette dernière a-t-elle tout intérêt à proposer son aide aux pays africains qui le souhaitent. Mais l’argumentaire est moralement discutable, car on ne propose pas son aide parce qu’on a un intérêt à protéger autrui. Autrement dit et d’un point de vue éthique, on n’aide pas l’Afrique parce que cela sert l’Europe, mais parce que l’attention à l’autre donne au monde son unité. C’est là toute la valeur du « souci d’autrui », de ne pas suivre un argumentaire fondé sur l’utilité. L’attention à l’autre n’est pas une logique instrumentale. Il ne s’agit pas de prêcher la vertu, mais de mettre en évidence toute la valeur éthique de l’exemplarité : celle des soignants, des enseignants qui accueillent les enfants de ces derniers, des employés de supermarché qui permettent la satisfaction de nos besoins élémentaires et davantage, ainsi que de beaucoup d’autres métiers. Autrement dit, tout en mesurant l’importance d’être autonome d’un point de vue sanitaire, il est tout aussi capital de saisir que l’unité, face au malheur, passe aussi par l’oubli de soi, ce qu’Emmanuel Levinas appelait « contre-mon-gré-pour-un-autre ». Pour cette raison, le malheur vécu dans le Covid-19 appelle à se mettre à la hauteur du désespoir. Il ne s’agit pas d’offrir à l’émotion un rôle plus important qu’elle ne doit jouer dans notre expérience morale de la vie, mais d’apprendre quelque chose à l’écoute de ceux qui auront été les bastions de l’attention à l’autre.

Éric Fourneret

Philosophe, université Grenoble-Alpes.