Les équipements de protection individuelle au temps du Covid-19. Le souci de soi comme un respect mutuel

Pour nous prémunir des écueils que sont l’abandon ou l’ingérence sur autrui, ne nous faudrait-il pas envisager notre protection comme un apprentissage personnel et pour autrui, pour qu’enfin collectivement, nous puissions considérer le souci de soi comme un respect mutuel ?

Depuis la pandémie Covid-19, les EPI – équipements de protection individuelle – font la une des médias internationaux. Qui donc aurait pu imaginer que le simple port du masque devienne ainsi un enjeu politique ? Si les EPI sont nécessaires pour répondre aux besoins dans l’urgence, ne sont-ils pas aussi pour nous, une occasion de prendre en considération notre vulnérabilité ?

En France, devant la raréfaction de certains EPI comme les masques FFP2 ou les sur-blouses, de nombreux soignants voient leur intégrité professionnelle mise à mal. Dans les services de réanimation, quand les « systèmes D » se multiplient en recyclant le jetable et le matériel périmé, en modifiant les prescriptions médicamenteuses pour tenir compte de la pénurie, la révision des préconisations standards devient alors, un art du quotidien. En reprenant cette interrogation de la sociologue Livia Velpry : « Qu’est-ce que ʺfaire bienʺ, quand on ne peut pas faire autrement ? », ne devrions-nous pas reconsidérer l’impact que les EPI ont sur les soignants ?

La valse des EPI ou les trois temps de la vulnérabilité partagée

Dans la prise en charge des patients infectés par le Covid-19, lorsque les soignants se protègent, couche après couche, les EPI ont toute leur importance comme en témoigne cette réanimatrice de l’AP-HP : « Lorsque tu t’habilles, c’est stressant, puisque c’est l’ampleur du virus dont tu mesures la sévérité. » Cette même soignante nous confie comment, dans le quotidien de l’urgence, la difficulté à mesurer les risques peut être dépassée, lorsqu’en voyant son collègue « déguisé », l’EPI manquant lui saute aux yeux : « Ici, tu vois les autres, mais toi, tu ne te vois pas. C’est lorsque tu vois l’autre porter ses protections, que tu repères ses erreurs et que tu prends conscience des risques. » Cette forme de réflexivité que le port mutuel des EPI initie, n’est-elle pas nécessaire pour que la prise de conscience des risques puisse ainsi être partagée par l’ensemble de l’équipe ? N’y a-t-il pas, dans cette dynamique interpersonnelle, une réciprocité constructive renvoyant ainsi chacun des soignants à leur commune vulnérabilité ?

Lorsque dans la durée de l’effort, la chaleur, la moiteur du corps, la douleur et la sensation de ne pas pouvoir respirer avec le masque, confrontent les soignants à leurs limites, cette gêne occasionnée par le port des EPI, n’est-elle pas le témoignage même de leur engagement pour répondre à la détresse d’autrui ? Quand un dernier regard se pose sur la visière des soignants, leurs visages embués ne sont-ils pas la marque d’une présence attentive à l’égard du patient ? Pour le philosophe Guillaume Le Blanc, ce temps de l’exposition à ses limites est essentiel pour prendre conscience de sa propre vulnérabilité : « Vivre, c’est être exposé à la possibilité d’être fragilisé d’une manière ou d’une autre, à la possibilité d’être blessé. »

« Quand tu retires tes protections, tu es libéré et tu as un sentiment de satisfaction », c’est ainsi que certains soignants de réanimation décrivent le moment du déshabillement, entre soulagement et sentiment de fierté devant le travail accompli. Quelle est donc cette liberté en sursis, retrouvée lors du retrait des EPI ? Ce dernier temps n’est néanmoins qu’un court répit avant d’avoir à se rhabiller pour accueillir et soigner les prochaines victimes du Covid-19. Dans l’afflux des patients que génère la crise, c’est ainsi que s’opère, par l’habillement de protection et le déshabillement, une chorégraphie de gestes, à l’égard de soi-même et pour autrui.

Le souci de soi comme un respect mutuel

Si demain l’impact de la crise venait à se maintenir ou à aggraver nos conditions de vie, nous souviendrons-nous de ce temps où les EPI nous auront appris à faire de notre propre vulnérabilité, un point de repère pour répondre au contexte de l’urgence ? Comme en témoigne la communauté des soignants, en se protégeant soi pour protéger l’autre, il devient possible de maintenir une relation de soin et d’accompagnement. Est-ce là, le « bien » que la philosophe Agata Zielinski nous propose, en considérant la vulnérabilité comme une vertu : « Quel est le bien que cette reconnaissance de notre vulnérabilité nous aide à atteindre ? »

Pour nous prémunir des écueils que sont l’abandon ou l’ingérence sur autrui, ne nous faudrait-il pas envisager notre protection comme un apprentissage personnel et pour autrui, pour qu’enfin collectivement, nous puissions considérer le souci de soi comme un respect mutuel ? Si nous parvenions ainsi à nous protéger pour apprendre à développer nos capacités à vivre ensemble, sans que les mesures de distanciation sociale ou les gestes barrière de demain ne s’érigent en frontière entre les hommes et les femmes ? Saurons-nous apprendre par le port des EPI, à nous protéger en refusant que l’inclusion des uns exige l’exclusion des autres ?

Jean Lefèvre-Utile

Infirmier, service de pédopsychiatrie, doctorant en éthique, université Paris-Saclay.