Les impacts de la pandémie et de sa gestion sur la santé et les droits des personnes détenues : premiers axes de réflexion

Les lieux de détention sont des lieux d’oubli. Ce sont aussi des lieux fragiles de nos démocraties, des lieux-limites où l’État de droit est sur un point d’équilibre instable dont le maintien nécessite des efforts constants de vigilance, de pensée et d’action. En temps de pandémie, la personne détenue se trouve exposée, comme tout citoyen, à la maladie. Mais en surplus, elle se retrouve prise au piège d’un réseau complexe de contingences qui résulte de la nature même de nos prisons et de la « prise de corps » qu’elles opèrent sur les individus justiciables ou condamnés. Ce bref article propose d’identifier quelques axes de réflexion ayant émergé dans l’urgence d’expériences de soignants en milieu carcéral dans les premières semaines de présence du coronavirus dans l’espace social.

Le nécessaire maintien des principes de l’action soignante en milieu pénitentiaire

Le caractère hors norme de l’épisode pandémique qui nous occupe souligne la nature fondamentale du principe directeur de l’activité soignante en détention qui est celui de l’équivalence des soins. Ce principe est énoncé dans « l’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus » dites « Règles Nelson Mandela » : une personne détenue doit avoir accès au même niveau de qualité de soin qu’une personne libre. Cela signifie que les dispositifs médicaux et psychiatriques mis en place dans les lieux de détention doivent, en période de crise sanitaire, non seulement maintenir la qualité des soins au niveau de ce qui est fait à l’extérieur, mais également s’adapter pour répondre aux effets de la crise à l’intérieur de l’espace carcéral. Ce principe d’équivalence des soins, subordonné aux valeurs d’égalité, de dignité de la personne et de solidarité, va par exemple être mis en tension par le besoin de « main-d’œuvre » soignante dans des lieux d’intervention considérés comme prioritaires ou encore par les mouvements de repli sécuritaire des administrations pénitentiaires qui tendent à limiter l’accès des détenus aux soins et à réduire la fonction des équipes soignantes à l’intervention d’urgence. Pourtant, leurs rôles d’information, de prévention et de conseil sont fondamentaux en période critique.

L’épreuve de la défiance

Au début de la pandémie, nous entendions les patients détenus exprimer une certaine empathie pour nous, soignants, dont les médias soulignaient l’engagement et qui vivions « à l’extérieur », là où circulait le virus. Assez ironiquement, la prison leur semblait un lieu protégé du fait même de sa fermeture et notre condition de citoyens confinés, autorisés à des circulations presque aussi réduites que les leurs, leur donnait un sentiment de participation accrue à la vie sociale et au mouvement d’empathie et de solidarité que la crise sanitaire a suscité initialement. Depuis, les médias ont rapporté des cas de foyer infectieux en prison ainsi que des violences en détention, souvent liées à des décisions administratives abruptes de restrictions des droits des détenus – notamment d’avoir des visites de leur famille ou de leur avocat – sans que des dispositions de remplacement aient été prises, comme cela a été le cas en Italie au cours du mois de mars. Aujourd’hui, la tension est palpable aussi bien au niveau individuel – le degré d’angoisse élevé des patients requérant une attention médicale accrue –qu’au niveau collectif où divers mouvements de protestation, de résistance et d’opposition surviennent. Cette tension des détenus se nourrit d’un cadre carcéral qui se referme encore, d’un sentiment d’être pris au piège dans un lieu clos où la société pourrait être tentée de les oublier, mais aussi d’innombrables « théories du complot » dont la viralité n’a rien à envier à celle du SARS-CoV-2. Ces théories exacerbent une défiance toujours latente dans l’espace carcéral et celle-ci vient volontiers attaquer le lien social matérialisé en détention notamment par les services de soin lorsque ceux-ci sont adéquatement indépendants du système judiciaire et pénal ou par ledit système lorsqu’il assure son rôle de protection des personnes détenues dont il a la charge. Ainsi, les indispensables mesures de réduction de la population carcérale (la surpopulation en prison étant une situation de vulnérabilité particulière en période de pandémie) sont vécues dans l’injustice et les mesures d’isolement des personnes présentant des symptômes en attente de confirmation du diagnostic comme maltraitantes. Il n’est pas rare que dans ce contexte, les soignants ne soient plus différenciés de l’appareil sécuritaire et disciplinaire qui les entoure, quels que soient leurs efforts pour démontrer leur bienveillance et leur indépendance… tel est l’effet redoutable de la défiance. C’est ici que le rôle d’information des équipes soignantes en détention est essentiel. Comme l’a souligné très récemment la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme Michelle Bachelet, toutes les mesures exceptionnelles que requiert la lutte contre maladie en prison doivent être expliquées de manière adaptée et transparente.

Un amplificateur de la problématique sociale générale

Bien qu’enclose, la prison est hautement perméable à la vie sociale et offre un espace de résonance amplifiant et souvent déformant. Dans cette période de confinement, les détenus sont inquiets pour leurs proches et parfois se sentent coupables de ne pas pouvoir veiller sur eux. Face au ralentissement de l’activité judiciaire, ils sont inquiets pour l’évolution de leurs procédures. Ils anticipent un prolongement de leur détention préventive, un retard de leur libération conditionnelle ou une fin de peine avec un retour à la liberté sans travail social préalable permettant d’assurer un logement, une activité, un revenu minimum… Du fait de la vulnérabilité socio-affective des détenus, toutes les conséquences sociales négatives qui sont à prévoir à l’issue de la crise que nous vivons frapperont sans aucun doute et avec une dureté particulière ces personnes durant leur détention et après leur libération. Mais il y est un effet des dispositifs de crise mis en place au niveau mondial qui a déjà un impact singulier sur les personnes détenues : le ralentissement voire le tarissement des circuits d’approvisionnement en substances psychoactives illicites comme l’héroïne ou la cocaïne. L’expérience a montré que des restrictions brutales et souvent accidentelles d’accès à ces substances avaient des conséquences très négatives sur les populations usagères avec une forte augmentation des risques pour leur santé et leur sécurité. En milieu pénitentiaire où ces substances sont également consommées, l’affaiblissement du trafic consécutif aux mesures de lutte contre la pandémie a déjà conduit à des violences majeures comme en Colombie durant le mois de mars ou en Italie où des détenus sont décédés à la suite de surdoses de médicaments opiacés pris hors prescription pour compenser une perte d’accès à l’héroïne du marché clandestin. Cela souligne le déficit de prise en compte sur un plan sanitaire des problématiques de consommations de substances psychoactives illicites en prison et en particulier le manque de dispositifs de réduction des risques et des dommages basiques comme l’accès aux traitements agonistes opiacés ou aux programmes d’échanges de seringues en population carcérale.

Dans un temps de crise pandémique où les phénomènes de panique sociale tendent à rétrécir le champ des préoccupations, il est essentiel de souligner le caractère vulnérable des personnes incarcérées qui vivent dans des espaces restreints et souvent surpeuplés propices à la diffusion rapide de la maladie, mais qui subissent aussi de plein fouet et dans une grande impuissance les conséquences sociales de la crise sanitaire. Il est urgent de se souvenir que ces personnes sont soit présumées innocentes soit reconnues coupables et c’est alors la privation de liberté qui constitue leur peine. Dans nos États de droits, aucune punition supplémentaire par l’oubli, l’effacement social ou l’exposition à la maladie n’est légitime. Il faut donc s’assurer des bonnes conditions de fonctionnement des services médicaux en prison et de l’ouverture de réflexions et de recherches approfondies sur la sauvegarde des intérêts et des droits des personnes détenues en situation de pandémie.

Aymeric Reyre

Psychiatre hospitalier, service de médecine pénitentiaire, Hôpitaux universitaires de Genève, Suisse.