Lettre aux endeuillés

« La mort met fin à la vie, mais pas à la relation »

Je m’adresse ici à ceux qui n’ont pas pu dire au revoir à un proche mourant, qui n’ont pas pu accompagner ses derniers instants, qui n’ont pu voir son visage une dernière fois, qui n’ont pu assister à ses funérailles.

Vous avez souffert. Les interdits que l’on vous a imposés vous ont mis dans une situation que beaucoup d’entre vous ont qualifiée « d’inhumaine ». Vous éprouvez peut-être de la colère, surement une tristesse infinie, sans doute une forme de culpabilité. Vous faites aussi des cauchemars et l’image de votre parent, parti dans ces conditions douloureuses, vous hante.

Cette épreuve, comme toutes les épreuves de la vie, vous la traverserez, et avec le temps vous découvrirez qu’elle vous a rendus plus forts, qu’elle vous aura fait découvrir des ressources intérieures que vous ne soupçonniez peut-être pas. Avec le recul, vous analyserez ce qui s’est passé. Il y a des choses sans doute que vous n’accepterez plus, car vous aurez senti ce qui importe vraiment pour vous.

J’aimerais vous aider à traverser ces deuils impossibles. Vous inciter à laisser libre cours à vos émotions légitimes, à partager votre douleur avec ceux qui le peuvent autour de vous. Il y a un temps pour être en colère et pour pleurer. Ce temps doit être respecté. Absolument. En faire l’économie peut engendrer des dépressions au long cours, des comportements d’auto-punition. Même si elle est pénible à vivre et à imposer à son entourage, la tempête émotionnelle doit pouvoir se déchaîner.



Plus tard, lorsque votre cœur sera un peu apaisé, je vous invite à effectuer quelques rituels de deuil différés. J’ai appris auprès des endeuillés que j’ai accompagnés pendant des années, et certains dans des souffrances dont on a pas idée[1], que la présence d’une personne que l’on a aimée et qui a compté pour soi, est toujours là d’une certaine manière. Dans la pensée, dans le cœur, dans le souvenir, parfois même certains la « sentent ». Il y plusieurs années, j’ai traduit un livre[2] retraçant les derniers moments d’un professeur d’université américain. Une phrase de lui m’est toujours restée, car je la trouve très juste : « la mort met fin à la vie, mais pas à la relation. » C’est ce qui m’autorise, dans le soutien des personnes endeuillées, à les inviter à parler au défunt, comme s’il était là pour les entendre. C’est une chose que beaucoup savent faire. Ils vont au cimetière ou sur le lieu où les cendres ont été déposées ou répandues. Ils parlent au mort, et me disent toujours que cela les apaise. Il y a ceux qui préfèrent écrire. Ecrire une lettre dans laquelle ils disent tout ce qu’ils ont sur le cœur. Je leur recommande de brûler cette lettre dans la flamme d’une bougie, ou d’un feu, en souhaitant du plus profond d’eux-mêmes que leurs mots soient reçus par le défunt. Certains m’ont raconté, qu’à la suite d’un tel rituel, ils avaient rêvé du mort et que celui-ci était apaisé. Ce genre de rituels peut se faire aussi en famille, quelques mois ou semaines après de décès, lorsqu’il a été impossible d’honorer le mort par des funérailles dignes de ce nom.

« Les morts ne nous demandent pas de les pleurer, mais de les continuer »

Le principe est toujours le même : déterminer un lieu, un temps, une organisation de symboles : des photos, des bougies, de la musique.  On peut témoigner de la vie du défunt, offrir un chant ou une prière, rendre un hommage silencieux. Faire participer les enfants. C’est à chaque famille de construire ce rituel. L’expérience prouve que tout le monde sort apaisé, et il est bon ensuite d’avoir un repas tous ensemble, comme on l’aurait fait, lors d’obsèques normales.

Une des étapes du deuil a une importance particulière. Il s’agit de ce que l’on nomme « l’héritage ». Il ne s’agit pas de l’héritage matériel, mais de la reconnaissance de ce que cette personne-là a apporté à ma vie. Car nous nous apportons tous quelque chose les unes aux autres. Nous nous transformons les uns les autres. Nous participons à l’évolution des uns des autres.

Reconnaître l’héritage d’une personne décédée, c’est une manière efficace de « faire son deuil », ce qui ne signifie nullement oublier la personne, mais passer à autre chose. Etre capable de survivre à son absence, tout en gardant sa présence à l’intérieur de soi. François Mitterrand, avec lequel j’ai beaucoup parlé de tout cela[3] pendant les douze dernières années de sa vie, me disait : « les morts ne nous demandent pas de les pleurer, mais de les continuer. »

Je repense souvent à cette phrase. Elle me paraît si juste. Nous savons, au fond de nous-mêmes, que ceux qui nous ont quittés aimeraient nous voir continuer la route, fidèles à nous-mêmes, à nos valeurs, fidèles à ce qu’ils ont essayé d’apporter par leur existence.

Vous vous reprochez peut-être d’avoir abandonné votre parent âgé, de l’avoir laissé mourir seul, sans accompagnement, sans un adieu. Vous ne pouviez pas faire autrement. Il est important de vous le pardonner. Sache que la meilleure manière de le faire, c’est de continuer à vivre votre vie, sans culpabilité, en étant fidèle à ce que le défunt aimait sans doute chez vous. La vie, qui est pleine de surprises, vous offrira peut-être un jour l’occasion de faire pour quelqu’un d’autre ce que vous n’avez pas pu faire dans le contexte si particulier de cette crise.

Voici un exemple que je peux partager avec vous, pour illustrer ce que je viens de vous dire. Lorsque je travaillais comme psychologue en soins palliatifs, une aide-soignante d’origine espagnole, appelons la Maria, était venue se confier à moi. Elle s’était attachée à une patiente espagnole qui mourait d’un cancer. Cette patiente lui faisait penser à sa mère, morte quelques années plus tôt, toute seule dans sa maison de retraite près de Barcelone. Maria n’avait pas pu et pas voulu retourner en Espagne pour accompagner sa mère. Elle n’a pas cessé depuis de se le reprocher. Et voilà qu’elle me raconte qu’en prenant soin de cette patiente espagnole en phase terminale, elle a décidé d’associer sa mère à cet accompagnement.   « Maman, je fais pour cette femme ce que je n’ai pas été capable de faire pour toi. J’ai mûri depuis, et aujourd’hui, si tu étais mourante, je prendrai soin de toi. » C’est ainsi que Maria a pu enfin faire son deuil.

[1] J’ai mené en 2017 et 2018 deux formations au deuil pour l’ONG Elisecare, dans le Kurdistan irakien, destinées aux psychologues s’occupant des femmes Yesidis et des populations déplacées près de Mossoul.

[2] La dernière leçon, par Mitch Albom, Editions Robert Laffont

[3] Marie de Hennezel – Croire aux forces de l’esprit – Pocket Editions

Marie de Hennezel

Psychologue clinicienne, écrivaine