Même en situation de pandémie, il faut savoir prendre le risque d’une position humaine avant tout

Privée du véritable lien affectif primordial pour une personne handicapée en état de perte cognitive

Je suis le fils et tuteur légal de Chantal M., résidant depuis le 13 janvier 2020 en EHPAD dans les Hauts-de-France. Mon témoignage, même s’il est spécifique, est le reflet d’une situation actuelle dans la majorité des EHPAD en France selon moi. Je n’apporte pas un témoignage sur un établissement particulier qui par certains aspects fournit aussi un travail exemplaire (travail très difficile des soignantes) mais sur un système impliquant les décideurs du Gouvernement, les Agences régionales de Santé (ARS) et les directeurs d’EHPAD.

Dans le cadre du contexte d’état d’urgence sanitaire, des restrictions aux droits et libertés fondamentales des résidents en EHPAD sont appliquées strictement depuis mi-septembre 2020, soit déjà pour une durée de cinq mois. Ces restrictions sont dirigées principalement vers les résidents des EHPAD. Une personne âgée, ne résidant pas en EHPAD et présentant pourtant des risques de santé de même niveau face au Covid-19 dans le contexte de pandémie actuelle, n’est pas soumise aux mêmes privations. Cela constitue donc déjà une situation d’inégalité en droits malgré une situation personnelle identique face au contexte sanitaire.

Dans ce contexte d’état d’urgence et d’une société se montrant incapable de faire face à la pandémie du Covid-19, des décisions inhumaines sont prises par les décideurs concernant les EHPAD, décideurs plusieurs fois alertés des conséquences délétères de ce type de mesure par plusieurs associations.

Défaits face aux virus, la situation dans les EHPAD est passée d’un extrême à l’autre : du défaut total de protection sanitaire par manque de tout (masques, gel hydroalcoolique, mesures de distanciation, tests viables…) ayant mené au décès de résidents, nous sommes passés à une situation extrême opposée de quasi réclusion de nos parents.

Ma mère, malheureusement atteinte de la maladie d’Alzheimer symptomatique depuis décembre 2018, a été admise en EHPAD en janvier 2020. Durant le premier confinement de mi-mars à fin mai 2020 pour les EHPAD, j’ai vu l’état de ma mère se dégrader fortement et j’ai été informé qu’on l’avait passée sous traitement neuroleptique pour cause d’agressivité. J’avais personnellement passé tout le mois de Décembre 2019 avec ma mère malade et je n’avais jamais constaté un tel état. Par ailleurs, ma mère, institutrice en CM1 n’a jamais été agressive de toute sa vie. Lors de cette période, les visites de sa famille avaient été restreintes à 30 minutes, pas plus de deux fois par semaine, pas plus de deux personnes par visite, une distanciation sociale de plusieurs mètres et port du masque. Les intervenants extérieurs comme les soins d’orthophonie ont été supprimés. Ces mesures ont conduit à une dégradation cognitive importante de ma mère parvenant de moins en moins à parler. De plus, les conditions des visites de sa famille l’ont privée du véritable lien affectif primordial pour une personne handicapée en état de perte cognitive. Comprenant néanmoins la nécessité sanitaire, j’ai encouragé ma mère à tenir bon comptant les jours et attendant comme une libération le déconfinement du pays.

L'horreur de la réclusion et des restrictions pour ma mère

Lors de la période de juin/juillet/août 2020, où les visites de ses proches ont été rétablies en chambre, permettant un véritable lien, et l’orthophonie remise en place, j’ai vu ma mère revivre et son état s’améliorer. Certes, la maladie d’Alzheimer évolue inexorablement mais l’accélération de la dégradation en période de confinement a été flagrante.

Depuis mi-septembre 2020, un état de confinement encore plus renforcé par rapport à celui de mai est appliqué dans les EHPAD, pourtant dans une situation où le reste du pays n’a d’abord pas été confiné, puis reconfiné à partir de fin octobre et enfin uniquement soumis à un couvre-feu depuis la période des fêtes de fin d’année 2020. Le Gouvernement et nos médias déplorent les conséquences psychologiques de ces mesures sur les Français, même des jeunes et bien portants, qui sont autorisés à partir en vacances.

Durant toute cette période, l’horreur de la réclusion et des restrictions pour ma mère, ne s’est pas arrêtée, bien au contraire ! Qu’en est-il donc ce fléau psychologique qu’on lui fait vivre ? Cela n’émeut pas nos autorités comme pour le reste des Français ? En plus des conditions très restrictives du précédent confinement, l’EHPAD applique à la lettre les recommandations de l’ARS. Dès qu’un résident est envoyé à l’hôpital pour un examen de routine, il est testé à son retour. S’il est positif, il est isolé sept jours puis retesté mais en plus de cela toutes les visites des familles sont interdites. Ma mère a donc vue ses visites supprimées régulièrement à tel point que nous n’osons plus lui dire quand nous avons pris rendez-vous pour venir la voir. Il s’est aussi avéré que tous les cas positifs aux tests PCR ont été de faux positifs ! Les personnes concernées ont eu un test négatif au bout de sept jours et n’ont jamais montré le moindre symptôme. Malgré ce que l’on prétend, notre expérience est que ces tests sont peu fiables alors que des décisions sont prises uniquement en fonction de leur résultat.

Dans ces conditions et depuis novembre dernier, une déambulation féroce s’est mise en place chez ma mère. Un deuxième traitement neuroleptique a été prescrit qui s’est avéré inopérant, voir nocif et a été arrêté. Ma mère parle de moins en moins et est tombée deux fois à la période de Noël et ce samedi dernier. Elle s’est ouvert l’arrière du crâne à Noël et vient de s’ouvrir la lèvre ce samedi. Je ne parle pas de l’état de son visage tuméfié. Je l’avais entendue auparavant essayer de demander à une soignante quand j’allais venir la voir. Il est clair que la dégradation accélérée de son état est liée aux privations et restrictions qu’on lui fait vivre et qui majorent son stress.

Supporteriez-vous un tel traitement concernant vos propres parents ? Quand cette situation inhumaine va-t-elle s’arrêter ? On plaint les Français bien portants des mesures prises, mais qu’en est-il de l’horreur pour nos parents en EHPAD déjà affaiblis par la maladie et privés de l’affection de leur famille, leur unique bouée de sauvetage face à une maladie à terme mortelle ? De quel droit ose-t-on leur infliger un tel régime digne d’une prison alors que ce n’est pas le cas pour le reste des Français dans les mêmes conditions ? A quoi servent des mesures censées les protéger alors qu’en même temps elles les détruisent par ailleurs ?

Nous sommes aujourd’hui le 10 mars 2021 et j’ai fait 1400 km (j’habite près de Grenoble) pour aller voir ma mère à Liévin dans les Hauts-de-France en trois jours du 26 au 28 février 2021. Il était clair par les courtes vidéos de quelques minutes que je fais tous les soirs avec l’aide des soignantes et du smartphone que j’ai laissé à l’EHPAD pour ma mère, qu’elle manifestait un besoin très urgent de me voir : après lui avoir demandé si elle avait mal quelque part, elle avait répondu ‘oui’ et la soignante tentant de savoir où elle avait mal plus précisément, ma mère avait montré du doigt l’écran du smartphone où je me trouvais.

Pour ma plus grande peine, j’ai retrouvé ma mère accablée d’une maladie d’Alzheimer qui avait fait en quatre mois des bonds de géant. A la porte de l’Unité de vie surveillée, ma mère qui ne s’exprimait que par ‘oui’ et ‘non’ depuis des semaines m’a clairement dit dès qu’elle m’a vu : « C’est dur… » et cela m’a glacé le sang.

J’ai été autorisé, ce jour-là, à accompagner ma mère dans un espace de déambulation comprenant couloir, salon bibliothèque et même aller à l’extérieur sur le parking, c’était une journée ensoleillée. J’étais muni d’une surblouse, de gants afin de pouvoir toucher ma mère, fournis par l’EHPAD et bien sûr de mon masque chirurgical après m’être désinfecté les mains au gel hydroalcoolique. J’applique une très stricte application des gestes barrières afin de protéger ma mère.


Nous avons marché une heure durant sans presque jamais nous arrêter. Depuis novembre 2020, ma mère souffre d’une déambulation compulsive qui la force à marcher jusqu’à l’épuisement. J’ai essayé de nous asseoir quelques minutes, mais ma mère avait des spasmes de posture, élans du buste et tapait du pieds de façon incontrôlée. J’ai essayé de l’apaiser en lui parlant doucement et touchant sa jambe, mais à peine je lâchais sa jambe qu’elle a recommencé à taper du pieds.


Elle avait énormément maigri. Je sentais les os sous sa peau, je voyais ses joues creusées. C’était quant même un privilège de la voir une heure et de lui tenir le bras puisque les consignes générales étaient toujours des visites de 30 minutes par rendez-vous avec interdiction de toucher la résidente malgré la désinfection obligatoire des mains de tous les visiteurs.


Je blâme moins la direction de l’EHPAD de ma mère que celles de pas mal d’autres EHPAD en France car malgré le fait qu’elle a strictement et quasi-aveuglément appliqué les consignes de l’ARS, la directrice sait faire des exemptions pour des cas dits fragiles. C’est un soulagement très certainement pour la famille et ma mère, mais cela reste bien loin de la vie ‘non carcérale’ des quelques semaines sans confinement de l’été dernier.

Certes, chez ma mère la maladie d’Alzheimer progresse vite pour une raison inconnue de la science. Cependant, il est certain, et la période de l’été dernier l’a bien démontré, que le régime carcéral auquel on l’a soumise a majoré son stress et accéléré encore plus sa maladie, la plongeant dans un contexte inhumain :


Faire face à une maladie invalidante et incurable, avec un très faible recours possible aux médicaments inexistants pour adresser directement la maladie d’Alzheimer et sans l’unique bouée de sauvetage restante pour gérer la peur de chaque instant, c’est-à-dire le soutien familial de qualité est tout bonnement inhumain !

Je sais que des situations pour d’autres familles ont pu être bien pires encore versant directement dans l’horreur mais cela ne me console bien sûr en rien.

Je ne saurai jamais vraiment la part de la maladie et la part du régime inhumain qu’on a fait subir à ma mère pour en arriver aussi rapidement à l’état avancé du fléau qui l’accable. Elle n’avait pourtant vraiment pas mérité cela. De toute sa vie, une institutrice aimée des élèves et de leurs parents qui prenait l’EHPAD pour une école et espérait y retrouver le contact de ses anciens élèves.

J’espère monsieur, que ce témoignage pourra contribuer à faire de notre monde un monde meilleur car il en a bien besoin.


Même en situation de pandémie, il faut savoir prendre le risque d’une position humaine avant tout.

 

Eric Charlet