Mes leçons de la crise du Covid-19 : du doute à l’émerveillement

Ceux qui ont fiat le choix d’accompagner l’autre

Dès 1986, s’est posé le problème d’imaginer et de perpétuer un enseignement en éthique puis un enseignement de la recherche, véritable innovation par l’émergence de ce nouveau cadre épistémologique. Ayant eu le privilège de diriger le premier laboratoire de ce nom, la crise actuelle du Covid-19 m’a conforté dans la conviction qu’infuse toujours l’esprit hippocratique de la profession de soignant et des personnels qui l’entourent.

 

En effet, triste de n’avoir pas réussi autant que je l’espérais, je quittai mon laboratoire ayant, à tort, l’impression que le message qu’avec mes collaborateurs nous avions transmis, n’était pas bien intégré, autant par la faculté que par l’hôpital. Pire même, des travaux que nous avions effectués ensemble montraient une grande dissociation entre la réalité hospitalière et notre enseignement d’éthique des pratiques en médecine. Il s’agissait notamment des comportements vis-à-vis de la vulnérabilité des personnes malades tout comme l’enseignement à la faculté visant des questionnements que nous leur faisions travailler. Des travaux à base de méthodologies qualitatives démontraient même un lien entre l’état de malaise pouvant prendre figure de « burn out syndrome » et l’absence de corrélation entre ce qui était professé et ce qui était vécu chez les internes et chez les « externes » à l’hôpital. 

Or la crise du Covid-19 a infirmé ces résultats et a montré la puissance du métier, sa profondeur et tout bonnement sa qualité éthique. Cela nous fait penser aux débats que supportait notre maître Jean Bernard lorsque certains membres de l’Académie le taquinaient lui déclarant : « Voyons, Jean, enseigner l’éthique ? Nos élèves n’ont qu’à nous regarder et à adopter nos comportements ! » Comme si la sensibilité éthique était transmissible ainsi, par leur seul exemple.

La crise du Covid-19 – que l’enseignement en éthique ait été productif ou non – montre que les qualités éthiques et morales peuvent appartenir et vivre par ces personnes qui ont fait un choix : celui d’accompagner l’autre, de l’écouter, d’essayer de rompre le mal ressenti en eux, et, grâce aux nouvelles technologies, de guérir, comme si cela était possible ; autrefois, seul Dieu en était l’acteur véritable.

 

Le sens d’une crise

Devant nos premiers programmes d’enseignement nous comprîmes la petitesse de notre pensée. Dans une Europe qui s’affirmait, comment ne pas considérer les cultures différentes et les sens divers et quelquefois contradictoires donnés à certains mots, actes et comportements ? Comment ne pas questionner les autres disciplines, comme si l’éthique appliquée à la médecine ne se nourrissait que d’elle-même ! Comment ne pas être affirmatif sans raison, par simple conviction de détenir la vérité ? Comment faire alors, sans véritables travaux, des propositions utiles pour aboutir à des résultats fiables voire salvateurs ? La conviction… La réponse s’inscrit dans une recherche liant les sciences de la vie, la médecine et la biologie aux sciences de l’homme ; ainsi nous découvrîmes l’épistémologie, l’anthropologie alliées à la philosophie. L’utilisation des méthodes quantitatives ne suffisaient plus pour apprécier l’action et ses répercussions personnelles : les sciences humaines ont alors apporté une richesse à ces considérations pluridisciplinaires d’une problématique éthique commune à argumenter. Ainsi, l’ouverture fut le dialogue des disciplines et des convictions, qu’elles soient culturelles ou religieuses.

La crise du Covid-19

 

Tout de cela s’est retrouvé dans cette crise, rappelant le rôle même de la crise, par la rupture qui met en évidence ce qui n’a pas été conçu à temps, ou prévu pour plus tard. En effet, nous construisons le monde sur des représentations, des visions mêmes d’une humanité basée sur la démocratie, vers une vie plus juste et plus éclairée pour chacun.

Il est facile de critiquer l’absence de masques comme de tests, à l’origine d’un changement de politique sanitaire ; ce qui aurait traité le Covid-19 rapidement comme dans les pays qui les possédaient. Peut-on considérer ces leçons dans nos grandes écoles qui mettaient en exergue « les chaînes de valeurs », comme si une chaîne n’était autant résistante que par le plus faible de ses maillons. Nous étions dans une période pragmatique, il était annoncé même la fin des idéologies, cette idéologie-là n’était pas perçue. L’aveuglement était total, la gestion avait supplanté l’économie, laquelle obéissait à une vision philosophique. Même le soin devait être quantifiable ; des lois sur la protection des personnes et même pour des droits aux patients étaient accordés en 2002, alors qu’en même temps aucune valorisation n’était prévue de la recherche du consentement en cas d’inclusion dans un projet de recherche, aucune valorisation du temps nécessaire à l’information alors que la littéracie montre qu’une minorité des personnes comprennent ce qui leur arrive dans ces situations pour lesquelles elles sont saisies en leur corps et leur esprit. De même, il ne suffisait pas que la faute médicale ait été exclue pour bénéficier d’une indemnité quant à son incapacité, l’échelle appliquée ne retenant que les gros dossiers, abandonnant la plupart des personnes handicapées.

 

Jamais une société ne s'est tant battue pour la survie de ses membres les plus faibles

C’est alors que se comprend la différence entre les droits promulgués par la loi et la possibilité d’accès à ces droits. Il en était de même, a contrario, pour les personnes en état de manque de papiers et qui espéraient un traitement : des financements nous étaient accordés – mais pour un autre motif –, le discours politique de ceux qui nous les donnaient étant de lutter contre l’immigration, et de demander parallèlement la réduction de l’enveloppe réservée à l’accès aux droits de santé à ces mêmes populations. De la bienveillance à l’hypocrisie. Que dire de ce silence vis-à-vis des EHPAD, comme des hôpitaux, lesquels hurlaient à la mort depuis si longtemps !

En fait dans la crise du Covid-19, ce sont les personnes les plus faibles qui ont fait la nécessaire démonstration de la fausseté de nos aspirations. Les plus vulnérables sont les plus touchés qui développent diabète, obésité, infections et non-protection vaccinale. Que dire dans ce cadre des populations précaires socialement ?

 

Devant ce constat deux réflexions liées à la crise :

– Jamais une société ne s’est tant battue pour la survie de ses membres les plus faibles, garantissant l’application de la dignité de tout homme. Jamais, je n’ai vu le transport de patients pour justement éviter ce tri qui se révélait éthiquement barbare, même aux yeux des décideurs, les mêmes qui assuraient jusqu’alors la gestion tendue des « produits » médicaux, calculés en stock et en flux. Cette constatation promet des jours meilleurs aux actions qui ne sont pas que commerciales.

– Les métiers de soignants ont prouvé qu’avec ou sans enseignement en éthique, c’est d’eux-mêmes que l’éthique s’est épanouie et s’est concrétisée dans leurs aspirations puis dans leurs actes ! Par leurs convictions que le combat contre la mort indue, celle-là étant intolérable ; que notre existence n’a de valeur que lorsqu’elle est animée par un devoir à visée infaillible, au-delà des limites mêmes de leur santé, donnant expansion à leurs « êtres soignants ». Ils produisent ainsi un discours vrai, digne de l’antique parrêsia, allié à des comportements habités par l’ascription des valeurs qu’ils incarnent comme soignants. Comment cela pourrait-il encore être considéré comme non essentiel à notre vivre ensemble? Une lumière paraît alors…

 

Christian Hervé

Président de l'Académie éthique, médecine et politiques publiques (iameph.org).