Ode à nos vieux en temps de Covid-19

« Non ce n’est pas une simple grippe »

« Non ce n’est pas une simple grippe » me dit Georgette[1],84 ans, dans sa chambre d’hôpital gériatrique qui l’accueillait pour une rééducation à la suite d’une chute chez elle avec fracture de la cheville. « Non ce n’est pas une simple grippe », nous étions le 6 mars, j’étais montée la voir dans les étages pour des propos suicidaires : elle voulait rentrer chez elle… ou se passer par la fenêtre ; mais ce n’était pas possible : elle avait une fracture, pas de famille présente et ses troubles cognitifs qui atténuaient son discernement… « Non je ne peux pas vous prendre la main comme d’habitude ni vous laisser vous cramponner à mon bras… Vous savez il y a un mauvais virus », lui dis-je. « Non ce n’est pas une simple grippe, il y a déjà dix-neuf morts », me dit-elle en me montrant les consignes barrières pour lutter contre le Covid-19 à la télévision hurlant dans sa chambre sur les chaînes d’information continue. Près d’un mois et demi plus tard Georgette a attrapé le mauvais virus mais elle a passé la vague de l’infestation virale. N’ayant pas été levée, puisque confinée dans sa chambre, surconfinée au lit, elle n’a plus ni la force ni l’envie d’ouvrir la bouche, elle ne me reconnaît plus. Comment le pourrait-elle ? Les seules visites qu’elle reçoit sont furtives, masquées, anonymes. C’est une évidence : le masque barrant tout le bas du visage impose aussi une barrière relationnelle et les conversations, les traits d’humour, sans la possibilité de les interpréter sur une expression, sont appauvrissants et conduisent au silence résigné de nos malades. Pourtant Georgette avait vu juste malgré sa démence, malgré les dénégations des grands professeurs, des savants, des stars du petit écran qui nous parlaient de simple grippette.

[1] Le prénom a été modifié.

« Les vieillards sont-ils des hommes ? »

Qui sont nos vieux que notre société ne veut pas voir, pas entendre, que l’on veut surprotéger au risque de les faire mourir du chagrin d’être privés de liens sociaux, familiaux, amicaux ? « Les vieillards sont-ils des hommes ? » se demandait Simone de Beauvoir il y a cinquante ans, dans son essai La vieillesse[1], qui n’a malheureusement pas pris une ride, où elle constatait déjà « qu’à voir la manière dont notre société les traitait, il était permis d’en douter ». La société admet, dit-elle, « qu’ils n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité puisqu’elle leur refuse le minimum que ceux-ci jugent nécessaire ; elle les condamne délibérément à la misère, aux taudis, aux infirmités, à la solitude, au désespoir. Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d’ailleurs contradictoires, qui incitent l’adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre ». Ni le soleil, ni la vieillesse, ni la mort, ne peuvent se regarder fixement pour paraphraser François de La Rochefoucauld[2]. Est-ce pour cela que ce gouvernement est le premier à ne pas avoir de ministère ni de secrétaire d’État aux Personnes âgées ? Est-ce pour cela que nos « aînés », dans les EHPAD, n’ont pas eu le droit d’être dépistés (trois tests par EHPAD avant la prise de conscience de l’hécatombe) ? Est-ce pour cela que depuis tant d’années, tant de rapports tous plus étayés et pertinents les uns que les autres (mission flash[3], avis 128 du Comité consultatif national d’éthique [CCNE][4], rapports Libault[5], El Khomri[6]) n’aboutissent à aucune évolution effective ? Est-ce pour cela qu’aussi bien en ambulatoire que dans les services de gériatrie et dans les EHPAD le manque de personnels qualifiés se fait sentir de manière criante et parfois maltraitante par omission ?

[1] S. de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970.

 

[2] F. de La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1664, 26.

[3]http://www2.assembleenationale.fr/static/15/commissions/CAffSoc/Mission_flash_EHPAD_communication_rapporteure_20170913.pdf.

[4]https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/ccne_avis_128.pdf

[5]https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/remise-du-rapport-libault-sur-la-concertation-grand-age-et-autonomie.

[6] https://solidarites-sante.gouv.fr/ministere/documentation-et-publications-officielles/rapports/personnes-agees/article/rapport-el-khomri-plan-de-mobilisation-nationale-en-faveur-de-l-attractivite.

Soigner malgré tout

Revenons à Georgette : le 6 mars elle prédit une hécatombe et fait le diagnostic d’une maladie virale grave, le 11 mars toutes les visites sont interdites, le 15 avril, elle se laisse doucement mais fermement glisser vers la mort… Alors je vais la soigner comme tous mes malades âgés, vulnérables et vulnérabilisés, pour ce qu’on semble découvrir : un syndrome de glissement. Certes vous ne trouverez pas ce syndrome dans les classifications internationales, mais il veut bien dire ce que la clinique nous enseigne depuis plus de trente ans : ces vieux qui meurent de ne plus être regardés comme des êtres humains dignes d’intérêts, ces vieux qui s’effacent avec dignité, ces vieux qui s’opposent silencieusement à ouvrir leurs bouches, leurs yeux, leurs corps pour que la vie entre encore, pour que la vie vaille le coup d’être vécue, pour que l’odeur de la glycine de leur enfance viennent encore chatouiller leurs sens, pour que la peau douce d’un être cher vienne encore se frotter au rugueux de leurs pauvres mains noueuses qui disent tant… Alors, je vais la traiter, Georgette, avec une perfusion d’antidépresseur, mais aussi la soigner avec des mots d’amour – agapè – derrière mon masque, avec des caresses gantées, avec des liens par mails ou visioconférence avec ses proches, avec mon envie à moi que Georgette s’en sorte, et me dise à nouveau : « Viens, ma fille, assieds-toi là, merci de ta visite… »

Mais il a fallu se battre d’abord pour qu’on ne contentionne pas au lit, au fauteuil ou par des neuroleptiques nos patients déments déambulants et là encore le CCNE[1] et l’Académie de médecine[2] sont venus rappeler des évidences pour nous soignants : la contention et le surconfinement des personnes âgées ne sont pas recommandés du moins a priori et uniquement sur un critère d’âge. Puis se battre encore pour protéger nos soignants avec des tenues à usage unique dignes de ce nom et non des sacs-poubelle troués pour faire face à la pénurie, avec des masques FFP2 en nombre suffisant, qui manquent aussi en gériatrie alors que nous les voyons sur les visages des quidams faisant leurs courses sans aucun respect des mesures barrières. Pour accompagner jusqu’au bout ces vies à bout de souffle dignement dans le cadre de la loi Clayes Leonetti[3], nous avons préservés dès le 11 mars des visites des familles, de manière encadrées auprès de leurs mourants et de leurs défunts avec la présence de psychologues et d’une cellule d’écoute et d’aide post mortem pour ceux qui ont encore et encore besoin de dire leur colère, leur désespoir, leurs attentes déçues, leurs craintes quand les rituels cultuels n’ont pas pu se faire.

[1] CCNE, « Réponse à la saisine du ministère des Solidarités et de la Santé sur le renforcement des mesures de protection dans les EHPAD et les USLD », 30 mars 2020.

[2] https://www.bfmtv.com/sante/l-academie-de-medecine-deconseille-le-confinement-obligatoire-des-personnes-fragiles-apres-le-11-mai-1894415.html.

[3] https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/findevie/ameliorer-la-fin-de-vie-en-france/article/loi-fin-de-vie-du-2-fevrier-2016.

« Laisser vivre nos vieux »

Et maintenant il faut continuer à se battre pour éviter une autre hécatombe, psychologique : celle des plus de 65 ans dont je suis, qui devraient rester confinés, au nom de la préservation de leur santé… corporelle jusqu’à ce qu’on trouve un traitement disait le professeur Jean-François Delfraissy président du comité scientifique d’expert, le 15 avril devant le Sénat. Cette barrière d’âge est peut-être légitime sur le papier des virologues, des épidémiologistes, des décideurs, mais certainement pas pour nous qui sommes seniors, soignants sur le terrain, parents, grands-parents, vivant d’amour, de partages, d’émotions, dans le clair-obscur des personnalités et de l’insondable de chacun… Une personne si âgée qu’elle soit ne peut jamais se réduire à une date de naissance, à la somme de ses handicaps, physiques, psychiques, sociaux, cognitifs : elle est singulière. En conscience, au cas par cas, sachons, en respectant les mesures barrières en ce moment nécessaires à la non-propagation du virus, laisser vivre nos vieux, surtout quand le temps leur est compté car, comme l’écrit Christian Bobin, « ceux qui ont très peu de jours et ceux qui sont très vieux sont dans un autre monde que le nôtre. En se liant à nous ils nous font un présent inestimable[1] ».

[1] C. Bobin, La présence pure, Mazères, Le temps qu’il fait, 1999, p. 64.

Véronique Lefebvre des Noettes

Psychiatre de la personne âgée, AP-HP, docteur en philosophie et éthique médicale, UPEC, chercheure associée LIPHA EA7373.