Où est le grand corps malade ?

Une explication par les textes

Nous allons tous porter des masques. Juste avant quelques réflexions sur la bascule vers ce moment. Enfiler un masque renvoie symboliquement au geste transgressif dans l’espace public où nous devons circuler sans masquer notre visage. Le masque est persona ou maschera, faux visage, noirceur. Mon nom est personne, répondons-nous au Covid-19, cyclope des temps modernes. Étrange tragédie dictée par le réel. Mais tout d’abord nous nous devons de relire « Les animaux malades de la peste » et sa morale qui nous dit que « selon que l’on soit puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Après de longs exposés de bonne conscience expiatoire les animaux malades se délivrent en trouvant un âne émissaire. Toute tragédie repose sur le sacrifice du bouc. Dans cette longue série de violences et de malheur qui nous accablent certains lisent les cavaliers de l’Apocalypse qui frapperaient une nouvelle Babylone, d’aucuns lisent les plaies qui frappèrent l’Égypte avant l’exode : on peut en retenir le besoin d’une lecture symbolique qui se fait jour pour mieux appréhender l’inconnu et la violence. D’autres prospèrent en se faisant prophètes d’un psychologisme du bien-être qui assigne les êtres à un besoin de soutien individuel. Ces discours permanents en appelant à une solution de psychologie positive nous assignant à retrouver un bien-être individuel, paraissent vains tant ils éludent systématiquement ceux qui n’ont pas le temps de la plainte ou de l’écoute de l’ego. Il faut faire naître un ordre nouveau, plus respectueux des hommes entend-on unanimement, mais pour cela regardons vraiment les acteurs de la tragédie sans les assigner à un rôle fixé par d’autres.

Le Covid-19 répète cette union funeste

Prenons le temps de contempler la scène francilienne et ses personnages. Avant de trancher trop vite entre l’assignation à faire partie d’un chœur de suppliantes et suppliants confiné-e-s qui geint de peur ou à celle de rejoindre le corps des combattants, attardons-nous. Dans l’archipel français, attardons-nous un instant sur l’Île-de-France et sa longue descente dans les ténèbres. Je ne sais si son nom comportait déjà son destin d’être tour à tour une île dont souvent les autres îles de l’Archipel parlent avec dégoût ou détestation et France quand elle est symboliquement choisie comme siège de toutes les attaques. Sans penser que tout est doux ou facile ailleurs et sans oublier que l’Est de la France vit un drame équivalent, l’on ne peut que rappeler l’histoire récente d’une région engluée dans une spirale de violence ces cinq dernières années. Dans notre histoire récente des destins brisés par la mort, la Seine-Saint-Denis et Paris ont déjà été unis pour le pire. Les attentats de 2015 ont endeuillé dans un même temps le plus riche et le plus pauvre des départements. Le Covid-19 répète cette union funeste. Si nous ne savons pas comment vivre ensemble pour le meilleur, nous sommes ensemble pour le pire. Nous ressemblons à New York avec sa pomme riche et ses quartiers pauvres, habités par ceux qui la nourrissent, la protègent, la soignent et la nettoient. Au-delà des corps individuels prisonniers de la souffrance et de la peur, c’est un corps social qui souffre en Île-de-France, malade, torturé par trop de violences répétées. Une longue litanie de week-ends de rage et de colère a succédé ces deux dernières années au massacre inaugural des attentats, nous confinant déjà durant les violences urbaines. Cela fait bien longtemps que des quartiers sont régulièrement interdits, que les transports en commun sont restreints quand ils ne sont pas absents, au mieux les fins de semaine, puis sans interruption pendant quarante-cinq jours, avant l’arrivée du virus comme une quatrième salve du malheur qui répète la privation de liberté, cette fois-ci pour combattre un agent mortifère invisible qui cible les plus fragiles d’entre nous. Paris a en été la cible car symbolisant le pouvoir arrogant de la puissance et de l’argent. Mais si Paris se confinait devant les violences et l’absence de transports, on a vu ceux de Seine-Saint-Denis venir sans relâche garder, réparer, soigner.

Le peuple humble des corps exposés

Durant ces moments, on a vu déjà s’entasser dans des conditions indignes, dans les rares transports collectifs qui restaient, ceux qui exposent leur corps pour que les êtres et les lieux vivent ou survivent. Ils étaient confinés dans des transports qui n’ont de commun que le titre ou l’illusion tant ils malmènent les êtres, harassés, mais habillés de la dignité de se rendre au devoir. Levée dans la nuit, couchée dans la nuit, l’armée de l’ombre de ceux qui gardent et qui veillent dans les villes, n’a jamais manqué au devoir, toujours plus blême de fatigue. Des voix se font entendre pour ne plus rester aveugles à la couleur des femmes et des hommes de cette armée qui payent un lourd tribut à la maladie et à la mort jeune, abîmés par les risques et les maladies existantes après avoir été épuisés par leur vie d’avant. Les lumières se tourneront-elles enfin vers ce chœur silencieux dont les corps exposés dans le silence donnent soins, sécurité et propreté aux habitants de la Ville Lumière? Ils ne sont pas le contingent des joggeurs qui courent tous les matins et tous les soirs dans les rues de Paris, dans un temps de vacance retrouvée. Ils et elles étaient déjà bien peu nombreux du temps de la ville ludique des trottinettes. Ils circulent invisibilisés sans rien chevaucher des attributs des egos appelés à s’entretenir et à s’amuser. Ils sont ceux qui ont lavé la salle du Bataclan, effrayés par l’odeur persistante des restes humains du massacre, ceux qui nettoyaient les bouquets pourrissants des mémoriaux improvisés, ceux qui bouchaient les trous laissés par les balles. Inlassablement ils ont nettoyé les rues et les avenues derrière les manifestations et enlevé nos ordures. Ils sont les vigiles au sens plein, même et surtout de magasins vides, apeurés par leur lendemain plus qu’incertain. Les femmes ont beaucoup soigné les malades et les âgées et âgés. Quel que soit l’événement qui frappait la ville elles et ils étaient là, jour après jour, même dans les conditions les plus hostiles. Ce peuple humble des corps exposés, qui ne peut pas télé-travailler, est maintenant redécouvert et célébré. Il était temps.

La vie d’après

Pour que renaisse la vie libre de mouvement, saurons-nous mettre un terme aux revendications qui oublient toujours les personnes qui prennent soin d’une ville symboliquement haïe ? Saurons-nous dépasser la détestation immédiate qu’ont suscité les habitants de l’Île-de-France quand ils ont voulu fuir un énième confinement ?
L’armée de l’ombre qui donne de son corps pour les autres aura-t-elle accès aux avantages que d’autres ont défendu pour eux-mêmes ? La liberté de circuler dans des conditions autres qu’indignes est-elle pour elles et pour eux une fatalité ?
Comment allons-nous remercier au-delà des mots et des symboles ces êtres qui œuvrent en silence le plus souvent ?
Pour ceux qui ont longtemps attendu un masque pour être traités comme une personne alors qu’ils sont là où le virus circule le plus, dans des transports souvent indignes et des logements tout aussi indignes peut-on imaginer une nouvelle scène ?
Pouvons-nous avoir le rêve qu’ils soient les premiers bénéficiaires des changements indispensables ? Que leur temps de transport soit reconnu en pénibilité ajoutée à celle de leurs métiers ? Qu’après toutes ces guerres pour la survie, au-delà de la reconnaissance symbolique de la nation, ils soient les premiers ?
Y a-t-il une leçon de ténèbres ? Pouvons-nous revenir comme Ulysse pour que justice soit faite dans un monde profané par les intérêts matériels des prétendants ?
La tragédie nous a appris qu’après l’horreur, l’aurore se lève. Si les hommes sont prêts à taire leurs paroles querelleuses et le babil insupportable de leur ego, pourraient-ils s’unir dans un silence qui accueille ? Alors l’Île-de-France s’éveillerait pour revivre enfin, vivre la ville éthique et politique, au sens noble d’une politique.
La répétition des violences a signé un moment tragique qui nous laisse si seuls dans le cri. Interroger le destin et tenter de trouver un sens dans les paraboles historiques ne suffira pas. Il faut que nous retrouvions une voie qui redonne la possibilité même d’une vie ici et maintenant pour que notre avenir s’écrive. Un temps de la vacance est une traversée du désert. La sortie du désert viendra si nous nous saisissons collectivement du temps nouveau qui s’ouvre.
Mais encore un peu de La Fontaine quand il nous narre le soleil et les grenouilles. Une fable bienvenue après avoir adoré le tyran argent et redouté le réchauffement climatique.


« Aux noces d’un Tyran tout le peuple en liesse
Noyait son souci dans les pots.
Ésope seul trouvait que les gens étaient sots
De témoigner tant d’allégresse.
Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït d’une commune voix
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
Dirent-elles au Sort, un seul Soleil à peine
Se peut souffrir. Une demi-douzaine
Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais : notre race est détruite.
Bientôt on la verra réduite
À l’eau du Styx. Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal. »

Sylvie Goni

Psychiatre