Par-delà l’urgence sanitaire, construire un sens partagé de l’action

Construire une société plus solidaire

Depuis le 17 mars 2020, chacun de nous fait l’expérience concrète de la privation de l’une de nos libertés fondamentales, la liberté d’aller et venir. De notre « chez-soi » aussi, lorsqu’on en a un, et de ce qui importe vraiment. Avec la conscience aiguë de la suspension du temps à des décisions et à des paramètres, nationaux et internationaux, qui nous échappent.

Nous ressentons profondément une certaine impuissance face à cet événement dramatique qui entraîne la mort de milliers de personnes dans le monde et, de plus en plus, tout près de nous. Nous tentons cependant de rester vigilants, attentifs à ce qui se passe, se joue, se vit, sans subir à l’excès ni nous indigner par pur réflexe. Nous tentons aussi de mesurer les responsabilités, à commencer par les nôtres, dans ce qui advient (ou peut advenir) à nos proches, mais aussi à tous ceux envers lesquels nous ressentons des devoirs d’humanité et de solidarité parce que nous vivons ensemble.

Le président de la République a qualifié le virus d’« ennemi invisible », nous renvoyant ainsi sans doute à des réflexes assez primaires de peur de l’inconnu mais aussi de culpabilité en raison de notre rôle potentiel d’agent de transmission vers les plus exposés d’entre nous.

Ce faisant, il a omis d’insister suffisamment sur d’autres enjeux que la pure bataille contre le virus, même si elle est absolument vitale. Or, c’est bien une analyse et un sens partagé de l’action qu’il nous faut retrouver pour avancer ensemble. Dans cette pandémie, venue de Chine et relayée avec parcimonie par l’OMS, dans un contexte d’économie mondiale globalisée et segmentée avec toutes les ruptures d’approvisionnement que nous pouvons constater, ce sont en effet des libertés et des droits fondamentaux qui sont en jeu. Pour tous, et partout. Liberté d’aller et venir, de se réunir, mais aussi respect de la vie privée, de la personne humaine et droit à la protection de chacun qu’il faut installer puissamment dans le débat. Parce qu’il s’agit bien là, en particulier sur le terrain du respect de la personne et du droit à la protection de tous, de missions essentielles de l’État dans le pilotage des politiques publiques. Le ministre de la Santé a lui-même en charge non seulement le cure mais aussi le care par le portefeuille Solidarités qu’il lui appartient de réanimer d’urgence.

L’équation est probablement complexe. Mais elle est vitale et exige des engagements clairs pour rétablir la confiance. Il n’est plus possible de raisonner principalement en termes de bénéfices-risques théoriques et purement scientifiques sans prendre réellement la mesure des drames humains et des impacts durables sur la santé mentale de toutes des populations. Sur le terrain, au jour le jour, beaucoup font l’expérience de la souffrance, des injustices qui affectent arbitrairement les hommes, les femmes et les enfants. Ils agissent au mieux qu’ils le peuvent. Alors, écoutons-les et regardons-les car, au-delà de la crise sanitaire qu’est la pandémie Covid-19, ce sont des enjeux concrets de respect des libertés et droits fondamentaux qui s’expriment et qui nous obligent à construire une société plus solidaire. 

Des enjeux concrets de respect des libertés et des droits fondamentaux

Le droit au respect de la personne et à la protection de tous, dans un environnement qu’il faut de toute urgence repenser, implique de considérer enfin les plus vulnérables d’entre nous, parce qu’exposés en raison de leur situation ou de leur état. Il s’agit des soignants bien sûr, mais aussi de tous ceux qui contribuent aux fonctions vitales de la collectivité, dont tous les accompagnants des personnes les plus fragiles, bénévoles et professionnels. Depuis quelques semaines, chacun a pu prendre conscience que la plupart des personnes fragiles ne sont pas à l’hôpital mais bien à domicile ou dans des endroits qui en tiennent lieu et notamment en établissement, sans oublier les sans-abris. Des solidarités de proximité se sont installées entre les professionnels, les bénévoles, les associations, quotidiennement. Ces derniers font preuve de beaucoup d’abnégation et d’inventivité pour trouver des solutions permettant de poursuivre leur action au mieux. Mais la parole publique peine à s’exprimer fortement sur les enjeux d’un accompagnement solide, constant et coordonné en particulier par les acteurs du médico-social intervenant en amont et en aval du sanitaire.

Ce sont en premier lieu les personnes qui doivent être respectées dans leur vulnérabilité même, parce qu’âgées, en situation de handicap, vivant dans un contexte de violences, isolées en établissement, à domicile ou à la rue, précaires, souffrant de troubles psychiques, hospitalisées ou non. Il s’agit aussi des étrangers, des détenus et bien entendu des enfants. Maintenus à leur domicile ou séparés de leur famille afin de les protéger, les enfants ont pour la plupart été épargnés par l’épidémie elle-même mais les mesures de confinement ont des conséquences sur leur quotidien. Parfois dramatiques, et nous n’en prendrons la mesure que bien plus tard, dans de nombreux domaines.

La protection de l’enfance et des adultes les plus vulnérables est bien seule, insuffisamment épaulée concrètement et au quotidien, et peu prise en compte dans les mesures dérogatoires décidées par le gouvernement pour assurer la continuité d’une mission qu’il n’a pas jugé prioritaire dans la logique de réaction à une crise sanitaire qui était la sienne, avec des réflexes de sécurité médicale exclusivement au départ et hospitalo-centrés.

Aujourd’hui, il nous faut sortir de la logique de réaction pour entrer dans une logique de construction prenant acte de différents constats. Cette pandémie vient percuter de nombreuses problématiques plus ou moins lourdes et anciennes, à commencer par la place que les décideurs publics entendent effectivement donner à la protection sociale et environnementale. Cette pandémie a des implications sociales fortes sur les personnes elles-mêmes et sur les organisations de l’ensemble de la société telles qu’arbitrées par les politiques publiques sans qu’aucun message public fort n’émerge sur l’après.

Prendre conscience que notre modèle de société doit changer

Le confinement, les restrictions apportées à la liberté d’aller et venir en particulier, et les mesures répressives qui l’ont accompagné, sont des décisions qui relèvent d’une situation exceptionnelle, qui ne doit compromettre ni le fonctionnement démocratique, ni la confiance que nous plaçons dans nos institutions. Elles ne sont pas la norme et doivent interroger à la fois sur l’anticipation commune de la survenance de tels phénomènes, prédis déjà par B. Obama, et sur la proportion des mesures prises au but recherché qui était à l’origine de protéger contre la propagation du virus et d’assurer un niveau de soins. Nous devons impérativement veiller au respect des libertés individuelles et des droits fondamentaux et ne pas nous accommoder d’une installation sur le temps long de mesures qui juridiquement et humainement heurtent au plus profond.

Pour penser l’après, il est essentiel à la fois de faire émerger les principales valeurs qui nous tiennent ensemble, qui font société, à partir du terrain et de la réalité de ce qui a été vécu dans les choix et les arbitrages quotidiens, et de désegmenter les publics et les actions pour ouvrir nos réflexions au-delà de la question sanitaire. Ce qui s’est produit, et est encore à l’œuvre dans de nombreux endroits malgré la mobilisation, provoque une violence dans les esprits non seulement sur les libertés, mais aussi sur les fondements de ce qui fait notre humanité et notre cohésion sociale, c’est-à-dire nos valeurs et le fonctionnement concret, cohérent et en responsabilité de nos institutions. La réelle prise en compte des besoins, des attentes, et de la proximité avec les plus fragiles, dont chacun a désormais compris qu’il peut s’agir de lui demain, est fondamentale. L’accompagnement, dans et après le confinement, dans les situations de vulnérabilité les plus importantes, dans la fin de vie et le décès, aussi.

Nous ne pouvons pas considérer sans agir que le scénario catastrophe annoncé doit d’ores et déjà intégrer le coût humain, sans considération de valeurs comme la dignité, les droits de l’homme, la justice, l’équité et l’éthique de la responsabilité, en particulier à l’égard des plus fragiles. Sinon, ces valeurs perdront tout sens et toute consistance, alors que des actes de violence sous toutes leurs formes, accentueront l’insécurité et la peur durablement. La distanciation, l’isolement et le confinement, mesures sanitaires coercitives, sont venues les percuter, comme d’ailleurs le fonctionnement même de la démocratie. Certaines des mesures prises ont sévèrement, et pour longtemps, été d’une extrême violence par la tension insupportable qu’elles ont installée avec les principes éthiques de la bienfaisance et de la non-malfaisance. En particulier à l’égard des personnes âgées vivant en établissement ou à domicile. Leurs conséquences ne sont pas encore suffisamment mesurées et la tension risque de demeurer si une politique de déconfinement partiel fondée sur le seul critère de l’âge se confirme.

La crise n’a pas encore atteint son paroxysme. Pour que s’épanouisse le sentiment profond de notre interdépendance et que s’impose durablement une prise de conscience partagée que notre modèle de société doit changer, des lieux d’échanges interactifs sont indispensables. C’est ce que propose avec bonheur l’Espace éthique de la région Île-de-France. Que nos décideurs s’en inspirent pour construire une action commune de responsabilité qui ait du sens, dans laquelle la mission de protection de l’État comme donneur d’impulsion de vraies politiques publiques s’incarne.

Anne Caron-Déglise

Magistrate, avocate générale à la Cour de cassation.