Participation citoyenne et pandémie : questions de méthode

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière l’intrication des arguments scientifiques, éthiques, politiques et sociaux dans les choix de santé. Des choix normatifs ont dû et doivent encore être pris alors que les incertitudes restent nombreuses. Dans ces circonstances, il est apparu nécessaire de faire participer la société civile aux débats et aux choix. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) recommande ainsi la mise en place « d’une instance mixte d’experts scientifiques de différentes disciplines, incluant les sciences humaines et sociales, conjointement avec des membres de la société civile, en capacité de prendre en compte l’avis des différentes catégories de la population française, notamment les plus précaires[1] ». Au Royaume-Uni, le Nuffield Council on Bioethics[2] rappelle l’importance de la transparence pour maintenir la confiance du public dans les choix effectués. Il recommande que ces choix soient explicités et que le public soit représenté dans les décisions. Les chercheurs pointent les mêmes nécessités. Au Canada, certains plaident pour un rapport plus confiant dans la capacité du public à comprendre les enjeux scientifiques, éthiques et politiques de la crise[3]. En France, un collectif de chercheurs appelle à un « Grenelle du Covid-19 » pour dessiner les contours d’une société qui soit en mesure de concilier la lutte contre le virus et les valeurs démocratiques. Il s’agit d’organiser « une concertation entre les acteurs de la vie politique, scientifique et de la société civile[4] », pour élaborer la société de demain, dans une démarche transparente, qui dépasse le cadre des seuls experts.

[1] « La contribution du CCNE à la lutte contre COVID-19 : Enjeux éthiques face à une pandémie »,

https://www.ccne-ethique.fr/fr/actualites/la-contribution-du-ccne-la-lutte-contre-covid-19-enjeux-ethiques-face-une-pandemie

[2] Nuffield Council on Bioethics, « Statement: COVID-19 and the basics of democratic governance »,

https://www.nuffieldbioethics.org/news/statement-covid-19-and-the-basics-of-democratic-governance

[3] B. Williams-Jones, V. Ravitsky, « La confiance publique est une voie à double sens », http://www.lecre.umontreal.ca/la-confiance-publique-est-une-voie-a-double-sens/

[4] « Un ʺGrenelle du Covid-19ʺ pour préfigurer la société d’après », Le Monde, 1er avril 2020.

Dépasser les seuls avis d’experts

L’importance de la participation des citoyens et des patients aux choix de santé est déjà admise depuis plusieurs décennies. En France, trois facteurs principaux ont conduit au développement de modèles participatifs en santé. L’épidémie de sida des années 1990, qui a profondément modifié les rapports entre médecins et patients, et a contribué à l’élaboration de droits nouveaux – inscrits dans la loi de 2002 dite loi Kouchner. Les progrès des sciences et techniques biomédicales, qui concernent des aspects de plus en plus nombreux de la vie (naissance, procréation, sexualité, modifications corporelles, recherche sur le vivant non humain, etc.) et qui génèrent un débat scientifique, moral, social et politique sur les questions dites bioéthiques. L’expansion des maladies chroniques dont la prise en charge repose sur un modèle de soin différent de celui de la médecine de l’aigu, et pour laquelle la participation et les savoirs des patients sont fondamentaux. Depuis le début des années 2000, de nombreuses actions ont été menées pour faire contribuer les citoyens à différentes logiques participatives en santé. En France, les associations d’usagers participent depuis 2002 (et de façon renforcée depuis 2016) à la gouvernance des agences sanitaires nationales comme à celle des établissements de santé. Des états généraux ont été organisés en 2009 et 2018 sur les questions bioéthiques pour impulser la participation citoyenne sur des questions sociales, morales et politiques importantes. La légitimité de ces démarches et leur importance pour les choix de santé est indéniable, car sur ces sujets, la justice est le but de la démarche, mais elle doit aussi en être le moyen, et donc guider la procédure de décision. Ces démarches, mêlant les registres médicaux, sociaux, moraux et politiques, posent néanmoins des questions méthodologiques importantes.

Questions de méthode

On peut identifier plusieurs lignes de questions. La première concerne, en situation d’incertitude, le choix des données qui seront mobilisées pour informer les débats et autour desquelles la plus grande transparence devra être de mise. La deuxième concerne les objectifs de ces démarches participatives. S’agit-il d’objectifs politiques visant à organiser la participation des citoyens ou de leurs représentants à des choix de société ? S’agit-il d’objectifs sociaux cherchant à permettre aux revendications des plus vulnérables d’être portées face aux instances médico-scientifiques et politiques ? S’agit-il d’élaborer une réflexion partagée sur des questions morales voire anthropologiques[1] ? Sans doute un peu de tout cela bien sûr, et on ne saurait considérer qu’un seul objectif soit visé. Cependant il importe d’identifier clairement les objectifs, pour sélectionner au mieux les méthodes de délibération : des objectifs différents peuvent appeler des méthodes différentes. La troisième ligne de questions porte sur le choix des méthodes : faut-il organiser des débats citoyens, recourir aux représentants des différents groupes d’intérêts, voter ? Et comment rendre compte des revendications des plus vulnérables : par des enquêtes ? Des retours d’expérience issus du terrain ? Enfin, la quatrième ligne de questions concerne les arbitrages à effectuer. Comment arbitrer lorsqu’un désaccord persiste entre les experts, les politiques et les citoyens ? En effet, il arrive que le public soit invité à participer à des processus décisionnels en santé, sans que son avis soit finalement déterminant[2]. Cela traduit probablement notre difficulté à accepter que le public ait un impact sur les politiques de santé, pour lesquelles il faudrait éviter des décisions  « non scientifiques[3] ».

 

[1] V. Gateau, « Le pluralisme normatif en bioéthique : un enjeu méta-bioéthique », dans M. Dupuis, P.-L. Dostie Proulx (sous la direction de), La bioéthique en question. Cinq études de méta-bioéthique, Paris, Seli Arslan, 2014, p. 15-35.

[2] D. Weinstock, « Qu’est-ce qui constitue une donnée probante ? Une perspective philosophique », compte rendu de conférence, atelier d’été des centres de collaboration nationale en santé publique « Tout éclaircir », 20-23 août 2007, disponible sur www.ccnpps.ca/docs/Weinstock_Donn%C3%A9eProbante_Fr.pdf

[3] Ibid.

Une méthode « intelligente » pour affronter les difficultés concrètes

Ces questions méthodologiques doivent être prises au sérieux, car, comme le dit John Dewey, c’est « dans le monde des difficultés concrètes » que l’on a le plus besoin « d’une méthode intelligente[1] » pour expérimenter et pour être utile à la résolution des problèmes de l’existence humaine. L’enjeu est de développer des démarches citoyennes en s’inspirant de celles qui ont déjà été menées, et en portant une attention particulière aux méthodes choisies comme au caractère transparent et juste de la procédure. En effet, il ne s’agit pas de défendre que la voix des citoyens doit compter plus que celles des experts, mais bien de s’assurer que les citoyens, usagers et acteurs de terrain sont considérés comme des partenaires égaux de la décision. Cela signifie qu’un accès égal aux données, aux objectifs et aux méthodes de délibération doit être assuré à tous, et que les conditions des arbitrages envisagés soient anticipées et connues de tous. « Quel monde, quelle éthique, voulons-nous aujourd’hui pour demain ? » s’interrogeait le CCNE en 2018 à l’ouverture des états généraux de la bioéthique. La pandémie actuelle repose la question avec acuité.

[1] J. Dewey, Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, 2014, p. 249.

Valérie Gateau

Docteur en philosophie, formatrice en éthique et chercheur associé à la chaire de philosophie à l’hôpital GHU Psychiatrie et Neurosciences