Penser, décider et agir autrement en réanimation

Me voilà dans un service de médecine. Ce n’est pas ma spécialité, mais on m’a demandé d’y travailler pour aider les plus jeunes. Les décisions sont difficiles. La problématique du tri que j’avais sous-estimée quand j’étais encore hors de l’enceinte hospitalière, m’est apparue concrètement. Ce quelques lignes n’expriment pas les « réserves d’un réserviste », mais le regard décalé d’un observateur qui ne vit pas les mêmes contraintes que les plus jeunes qui doivent tout assumer.

« Trier » les malades ?

L’interne rapporte le questionnement d’une vieille dame à propos de l’acharnement thérapeutique qu’elle redoute. Elle pose à sa façon la question du tri, mais en souhaitant anticiper elle-même… Première visite. Les couloirs sont encombrés de portiques où sur-blouses, masques, visières disputent la place aux gants, sur-chaussures et gel hydro-alcoolique. Chacun s’affaire avec une gestuelle bien rodée, comme si l’habitude s’était déjà
installée, moins d’une semaine après le confinement. Quelle adaptation, le mot résilience prend tout son sens !
Et puis c’est l’étonnement. Une feuille A4 sur les portes. Du même modèle, d’une chambre à l’autre ; l’étiquette, la date d’entrée… Mais une différence, la catégorie : I, on ne discute pas, la réanimation si nécessaire ; II, on discute avec le réanimateur ; III, on ne mute pas en réanimation, mais les soins actifs sont poursuivis et optimisés ; IV, une prise en charge palliative est décidée. Je comprends alors que ces feuilles A4 matérialisent la logique du tri. L’absence d’autorisation de visite pour les proches libère des mesures garantissant l’anonymat. Un palier est-il franchi ? Certes, l’anonymat n’a plus lieu d’être, mais afficher des catégories est-il nécessaire ? Souci d’efficacité ou libération des consciences ? Comme si le classement nous libérait des dilemmes moraux que poserait la mise sous tension des capacités en lits de soins critiques. Je m’aperçois rapidement que les jeunes médecins que je côtoie font preuve d’une très grande maturité dans leurs choix et n’ont pas cessé, malgré les feuilles A4, de se poser des questions ; distorsion entre la règle et la pratique. Ce monsieur a 73 ans, il est insuffisant rénal non dialysé. Catégorie II ou plutôt III, d’emblée ? La réponse est compliquée, l’éthique ne peut se satisfaire d’une seule analyse rationnelle et classante, la dimension phénoménale est incontournable. Il est nécessaire de voir le malade, d’échanger avec lui pour constater qu’entre le II et le III, il n’y a pas de choix facile et que tout choix doit être questionné à nouveau quand on doit décider du niveau de soin.
Entre-temps, je discute avec mes anciens collègues de réanimation. La vague redoutée n’a pas enseveli tous les efforts extraordinaires qui ont permis de doubler – et plus – la capacité en lits de réanimation. Par ailleurs, l’analyse critique a pris le pas sur les craintes initiales, pourtant fondées. Certes, le nombre de patients intubés est considérable. Mais l’optimisation de soins intensifs dispensés dans des structures intermédiaires entre la médecine et la réanimation, permet à certains patients qui n’auraient pas supporté l’intubation, de passer le cap. Contre toute attente. Certes, tous ne survivront pas à cette agression et tous n’auront pas accès à ces structures ; l’inégalité d’accès aux soins n’est pas spécifique à la situation sanitaire du moment. Mais le curseur qui avait prévalu quelques semaines plus tôt, a bougé. Le plan de réplique a changé. Décidément, je comprends pourquoi l’éthique rebute beaucoup d’entre nous. Il apparaît tellement besogneux de devoir réajuster ses choix, loin des paradigmes modernes de celui qui décide sans faille. Quelle leçon d’humilité que cette tragédie collective qui remet tout en cause.

Une nécessaire collégialité

Le souvenir des feuilles A4 me revient avec une persistance pesante. La raison du tri a pris le pas sur tant d’autres modalités de discussion. Certains médecins ont refusé cette logique et ont imaginé des alternatives à un choix binaire. Refuser un malade en réanimation lourde ne signifie pas de lui refuser ses compétences en termes d’optimisation dans la dispensation de soins moins agressifs. Cette manière de raisonner est courante en réanimation. Le niveau de soin est envisagé d’emblée. Admettre en soins critiques ne signifie pas nécessairement que toutes les assistances artificielles seront mises en œuvre. Assumer les choix initiaux de limiter les soins est pourtant difficile en cas d’échec. En effet, il est souvent plus facile de justifier, vis à vis des proches, d’avoir entrepris des soins déraisonnables que de ne pas l’avoir fait au motif qu’ils sont, précisément, déraisonnables. Si « tri » il y a, il s’agit du tri entre les différentes options, celles qui sont raisonnables et celles qui ne le sont pas et non d’un tri entre des personnes. Et c’est bien le sens de la collégialité, de ne pas avoir à faire ces choix difficiles tout seul. La crainte d’assister à un débordement et d’avoir à refuser des malades en réanimation par défaut de lit, a justifié par anticipation une seule approche utilitariste. Sauf que nous n’étions pas encore dans une situation à devoir optimiser le sort du plus grand nombre. Espérons ne pas devoir subir sur tout le territoire la tension extrême vécue par les équipes du grand Est et d’Île-de-France, auquel cas, nous nous retrouverions acculés à ce type de choix. Force est de constater que tout a été fait pour éviter cette logique du tri et tout sera tenté dans l’avenir, car si elle s’applique aux situations désespérées et ultimes, les autres alternatives seront toujours privilégiées par les acteurs de terrain.

À la lumière de cette courte expérience, j’ai pu constater que les équipes des différentes spécialités communiquaient entre elles plus qu’à l’accoutumée. La phase qui a précédé l’afflux massif et très rapide de malades graves a fait naître dans notre pays la peur du débordement et fleurir les messages guerriers qui ont retenti jusque dans les établissements de soins. Mais les acteurs, loin de rejoindre de virtuelles tranchées, ont mis en commun leurs compétences et découvert certains malentendus qui préexistaient. Ainsi, certains services ont appris que la réanimation ne pouvait résoudre des problèmes d’admission que si le niveau de soin avait été évoqué bien en amont et de façon collégiale, que le caractère déraisonnable d’une stratégie thérapeutique devait être envisagé bien avant que le malade se trouve dans une situation critique. C’est un des aspects positifs de cette épreuve, provoquer la rencontre d’acteurs qui agissaient trop souvent « en solo ».

Serge DUPERRET

Ancien praticien hospitalier en réanimation, HCL de Lyon.