Peut-on rationaliser la crise du Covid-19 ?

Le dilemme du Covid-19 : vies humaines ou points de PIB ?

Un message posté par Donald Trump sur Twitter le 9 mars dernier donne la mesure de l’alternative qui se présente aux gouvernants :

« So last year 37,000 Americans died from the common Flu. It averages between 27,000 and 70,000 per year. Nothing is shut down, life & the economy go on. At this moment there are 546 confirmed cases of CoronaVirus, with 22 deaths. Think about that! »

Ce qui frappe de prime abord, c’est la logique des chiffres. La mort est rationalisée, c’est-à-dire qu’elle est interprétée à travers le prisme d’une comptabilité. On ne parle d’ailleurs pas de la mort mais de mortalité, l’un de ces noms abstraits construits par adjonction du suffixe –ité à un adjectif. Parce qu’elle fait l’objet d’un décompte, la mortalité du Covid-19 est intellectuellement maîtrisée, et peut être comparée à celle de la grippe saisonnière. De l’autre côté de l’alternative, on retrouve des chiffres, ceux de l’activité économique du pays. De la comparaison de ces deux quantités quantifiables, c’est-à-dire d’un calcul coût-avantage, dépend la décision politique.

Pourquoi pensons-nous le dilemme du Covid-19 en ces termes ?

Il n’est pas anodin qu’en 2020, notre manière de penser la crise du Covid-19 soit tributaire de la political arithmetic développée à partir de 1662 par John Graunt, sur la base des registres des décès à Londres publiés chaque semaine. Le dilemme du Covid-19 nous apparaît en termes statistiques, c’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie du mot, du point de vue de l’Etat. La puissance d’un Etat a longtemps été fonction de sa population, et c’est notamment pour déterminer les revenus taxables et les soldats mobilisables que des recensements ont été conduits depuis que l’écriture les rend possibles. Lors de la grande peste de Londres de 1665, telle que Daniel Defoe la reconstitue dans A Journal of the Plague Year, c’est en lisant les weekly bills of mortality que les contemporains suivent la propagation de l’épidémie. Comme nous aujourd’hui.

Lorsque les rumeurs courent que le gouvernement a mis en place des contrôles et des barrières sur les routes afin d’empêcher la population de quitter Londres, le narrateur de Defoe se pose la question de savoir s’il doit rester confiné chez lui dans ces termes :

« It immediately followed in my thoughts, that if it really was from God that I should stay, He was able effectually to preserve me in the midst of all the death and danger that would surround me; and that if I attempted to secure myself by fleeing from my habitation, and acted contrary to these intimations, which I believe to be Divine, it was a kind of flying from God, and that He could cause His justice to overtake me when and where He thought fit. »

En 1665, les habitants de Londres scrutent les tables de mortalité dans l’espoir d’y déceler des indices révélant la volonté divine. En 2020, à défaut de valeurs transcendantes à l’aune desquelles interpréter la crise, les journalistes de L’Obs ont recours aux catégories de population et de richesse nationale. Le numéro du 9 avril 2020 présente ainsi trois scénarios, à partir de deux variables : le nombre de décès et l’impact sur le PIB 2020. Ainsi, le « sursaut » correspondrait à 15 000 décès et -4%, la « crise rampante » à 30 000 décès et -8%, et le « cauchemar » à 100 000 décès et -15%.

A la différence de Defoe, notre manière de quantifier les enjeux de la crise sanitaire les place tous sur le même plan : life & the economy comme l’écrit Donald Trump. Fausse solution car dès lors, au nom de quelles valeurs décider ? Resurgit le conflit entre éthiques utilitariste et déontologique qui hante les concepteurs de voitures autonomes et qui, comme toute aporie, découle de la façon de formuler le problème. Ce même problème qui se pose lorsque les capacités d’accueil des hôpitaux étant saturées, il faut nécessairement trier les malades. Comment hiérarchiser des patients égaux en droits ? Voilà une question que Defoe ne se posait pas.

Ce qui résiste à la crise du Covid-19

L’action du gouvernement est tributaire d’une certaine manière de rationaliser la société à travers ses régularités les plus tangibles : population et production de richesses. Dans la continuité de cette raison d’Etat, la France pourrait bientôt, sur le modèle de certains pays asiatiques, mettre en place un traçage numérique des Français. On peut se demander si la raison ne se trouverait pas plutôt du côté du sens commun lorsque la rationalité gouvernementale rencontres ses cas limites, comme à Falaise (Calvados) où la gendarmerie verbalise pour « non-respect des règles du confinement » quatre personnes qui reviennent d’un enterrement, pourtant munies de l’acte de décès en plus de l’attestation de déplacement dérogatoire. Dans ce contexte, les réflexions de Claude Lévi-Strauss issues de sa déposition devant la commission spéciale sur les libertés de l’Assemblée nationale en 1976 méritent d’être rappelées :

« La liberté réelle est celle des longues habitudes, des préférences, en un mot des usages, c’est-à-dire – l’expérience de la France depuis 1789 le prouve – une forme de liberté contre quoi toutes les idées théoriques qu’on proclame rationnelles s’acharnent. »

La représentation collective de la crise du Covid-19 pourrait s’enrichir d’une vision qui vient non plus d’en haut, des calculs statistiques de l’administration, mais d’en bas, des solidarités qui permettent aux Français de traverser la crise. La lettre d’info #2 du site covid-entraide.fr donne un aperçu du lien social qui se tisse en dépit du confinement :

« fabrication de masques pour les hôpitaux, aide aux devoirs, radios solidaires pour confiné.e.s ; courses groupées et distribution aux personnes vulnérables ; groupes de discussions sur internet pour ne pas rester seul.e.s avec ses idées ; journaux collaboratifs de témoignages en ligne ; cantines solidaires ; maraudes ; … »

Des initiatives similaires voient le jour dans d’autres pays. Contrairement à la réaction étatique, la réponse sociale ne connaît pas de frontière. Le confinement doit nous permettre d’adopter une distance critique par rapport à la rationalisation de la crise du Covid-19 qui justifie et fonde l’action de l’Etat. L’humanité a connu des épidémies par le passé, mais notre façon de penser celle-ci révèle qu’un trop grand attachement à la rationalité peut nous conduire à négliger ce qui rend la vie en société possible : les échanges, l’engagement, et le don de soi que les Français applaudissent chaque soir à 20h.

Joachim-Nicolas Herrera

Doctorant et chargé d’enseignement à SciencesPo