Quatre figures platoniciennes du philosophe en période de Covid-19

Chaque année je commence mon enseignement à l’Espace éthique par une galerie de portraits : je présente les quatre métaphores par lesquelles Platon donne à voir la fonction du philosophe dans la Cité. Les temps que nous vivons rendent ces figures très actuelles et sont l’occasion de nous interroger sur le rôle de la philosophie dans la crise que nous traversons.

 

De l’actualité des métaphores animalières

La première est une métaphore animalière. On la trouve dans l’Apologie de Socrate en 30e. Le philosophe y est comparé à un taon, cet insecte qui vient réveiller en la piquant par ses questions une société qui s’endort sur ses certitudes. Socrate est cette harcelante bestiole qui énerve les détenteurs du pouvoir et du savoir en leur demandant sur quoi sont fondées leurs connaissances et leur puissance. On peut y voir, en ce qui concerne la médecine, les interrogations foucaldiennes sur le biopouvoir. Très agaçant, le taon philosophe est semblable à ces enfants qui assaillent de questions et, nous dit le Gorgias, le problème du philosophe est qu’il garde à l’âge adulte cette capacité à toujours demander le pourquoi des choses.

Tout aussi pénible et encore plus douloureuse est la deuxième métaphore, celle de la torpille, l’animal marin qui attaque sa proie par une décharge électrique. En grec, cet animal s’appelle « narcè » et agit comme un puissant narcotique sur ceux qu’il attaque. Nous retrouvons en français cette parenté étymologique puisque torpille et torpeur ont la même origine. La torpeur provoquée est violente et on la trouve dans le Ménon en 80a. Socrate y est présenté comme celui qui, toujours par ses questions, peut littéralement vous torpiller en détruisant les certitudes et en sapant les préjugés. En ces jours de Covid, certains jouent les taons et les torpilles face aux médecins, aux chercheurs, aux politiques. Ils se gaussent des erreurs, ironisent sur les errements de ceux qui, souvent maladroitement, s’attaquent au SARS.

De la nécessité du dialogue socratique

Bien sûr il est salutaire que dans la cité les taons et les torpilles remettent à leur place les quelques arrogants qui prétendent détenir le savoir ; bien sûr il est bon que les philosophes de la connaissance jouent leur rôle d’épistémologues en mettant en garde contre les gourous. Cela dit, prenons garde et veillons à ce que ces polémiques ne s’éloignent pas du dialogue socratique ou de l’éthique de la discussion telle que la définit Habermas car nous pourrions ainsi sombrer dans l’éristique, ce goût de la dispute pour la dispute que Platon stigmatisait dans l’Euthydème. Il se pourrait alors que les philosophes qui mettent en garde contre les ombres du savoir vivent ce qui conclut le mythe de la caverne au début du livre VII de la République : celui qui, après avoir vu le Vrai et le Bien, est condamné à redescendre dans la caverne obscure des ignorances est reçu comme l’empêcheur de penser en rond et les prisonniers des illusions voudraient le mettre à mort comme ils condamnèrent Socrate à la ciguë. Telle est la tragique troisième métaphore qui donne à voir le philosophe lanceur d’alerte comme le martyr de la société.

D’un questionnement efficace

Or, il est une autre métaphore qui, chez Platon, montre le rôle du philosophe de façon plus « positive » pourrions-nous dire en cette période de Covid-19. Certes, le philosophe doit exercer son sens critique pour questionner, voire remettre fondamentalement en question, ceux qui détiennent le pouvoir et le savoir et jamais je ne contesterai cette fonction qui est la sienne et restera la mienne tant que je vivrai en démocratie, mais il est un autre rôle majeur, et je conclurai sur cette quatrième métaphore en laquelle soignant et philosophe se retrouvent : la figure de la sage-femme. C’est dans le Théétète, en 149a, que l’on trouve la célèbre métaphore de la maïeutique. Répondant à l’accusation de n’être que celui qui, comme la torpille, vous plonge dans l’embarras, Socrate s’explique : comme sa mère qui accouchait les corps, il est celui qui accouche les esprits. Il sait qu’il ne s’agit pas de gaver ces esprits de réponses, d’en faire, comme le dira Montaigne, des têtes bien pleines et non bien faites. Il faut les aider à faire sortir ce qu’ils portent en eux. Ainsi, ce qu’en période de Covid-19 chercheurs et médecins portent en eux, ce sont, d’abord et en première urgence, des questions. Le philosophe n’est pas là pour donner des réponses car il n’a aucune connaissance sur le SARS. Il est là pour permettre aux questions de s’exprimer, il les fait sortir, les met au jour. C’est à ce rôle, modeste mais indispensable, que doivent s’attacher les philosophes de l’éthique ou des sciences. C’est en cela qu’ils peuvent être utiles à la société. Les échanges multiples que j’ai avec ceux qui face au Covid-19 cherchent les causes et les thérapies, me confortent dans la conviction que ce qu’ils attendent de la philosophie est qu’elle les aide, qu’elle les pousse, à poser les questions qui feront émerger les réponses scientifiques. Aidons-les en cela, mettons à leur portée de grands textes des philosophes qui pourraient les aider dans ce questionnement. Notre rôle n’est sans doute pas de leur donner des leçons, car, ainsi que le disait Lucrèce, quand la mer est mauvaise il est doux d’être à l’abri. Nous ne voyons pas les malades étouffer, nous n’avons pas à sélectionner les patients, nous ne passons pas nos journées à réguler les SAMU. Alors soyons, le plus humblement et donc le plus efficacement possible, en résistant aux tentations de l’arène médiatique, le taon qui titille, la torpille qui aide à déboulonner les fausses gloires, la sage-femme qui aidera à faire naître les questions qui, enfin, permettront de trouver les réponses.

 

Françoise Kleltz-Drapeau

Philosophe, enseignant à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, à l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France et à l’École à l’hôpital.