Que masque donc le masque ?

Les masques cachent bien plus que les visages…

La pandémie de la Covid-19 avec tout ce qu’elle a entrainé comme effets restera certainement longtemps dans nos mémoires mais surtout elle inscrira, qu’on le veuille ou non, des modifications profondes dans nos manières de vivre, de vieillir, de partager, d’échanger, bref, de faire société.

Qui nous aurait dit, il y a peu encore, que des millions de français sortiraient masqués, ne se toucheraient plus, ne se serreraient plus la main, ne s’embrasseraient plus ? On peut bien sûr penser, espérer que cela ne durera pas, qu’on oubliera ces « gestes barrière » ces évitements, ces éloignements. Oui on peut le penser mais il se pourrait cependant que le masque, au motif de protection, ne cache pas que le visage et que nous ayons à découvrir ce qu’il dissimule ou a dissimulé si nous voulons au « temps d’après » retrouver ou inventer des relations sociales investies, intenses, et fécondes.

Bien sûr le masque cache d’abord le visage, le nez et la bouche en particulier mais aussi le menton, les pommettes, les joues… Comment dès lors saisir et comprendre l’expression de ce visage rendue invisible, imperceptible ? Bien au delà de sa forme, le visage, marqué par la vie, par l’âge, porte en effet l’expression de la joie ou de la tristesse, mais également de la vulnérabilité de l’autre, l’expression de la peur, de l’angoisse, aussi bien que de l’empathie bienveillante qui, peut-être, peut lui répondre.

Comment ne pas penser à cet instant à ce qu’Emmanuel Levinas nous disait du visage ? (E. Levinas, Éthique et infini. Lgf, 1984.) Parce qu’il est ordinairement donné à voir, ce que je vois de l’autre, c’est son visage. Ce visage qui me rappelle que je suis « responsable de l’autre » puisqu’en effet j’ai à lui répondre, à en répondre (res-pondre)… Comment, au fond, « envisager » l’autre lorsque ce masque, d’une certaine manière, le « dévisage » ?

Virtualisation de la relation…

Dès ce moment, le masque cache sans doute bien plus que le visage et notamment ce que l’on pourrait appeler une désincarnation de la rencontre « Quand on aime ses proches on ne s’approche pas trop », nous dit le message-slogan qui se veut préventif…  Et voici qu’au motif de protection, pour ne prendre aucun risque, on ne touche plus l’autre. Or la relation, la vraie, elle est rencontre, elle est physique, incarnée. Elle est étreinte, embrassade, c’est à dire prise en bras… Et c’est notamment parce qu’elle est inscrite dans nos corps qu’elle est parfois difficile à vivre mais parfois tellement merveilleuse.

Bien sûr, nous possédons aujourd’hui tous les outils permettant la transcription du réel en réalité virtuelle. Ce virtuel s’il est mis au service de la relation, s’il sert à la cultiver, peut être sans doute un outil précieux, appréciable et utile. Mais laisser penser ou faire croire que cette réalité virtuelle, pseudo réalité, peut ou pourrait remplacer la réalité incarnée est une aberration, une supercherie, voire une manipulation gigantesque.

Confinement ou enfermement ?

Et alors, s’agissant des « personnes fragiles » la supercherie atteint des sommets ! D’abord les handicapés ou les vieux sont ici dits « fragiles »… Certes, ils le sont mais curieusement on oublie alors que tous nous sommes fragiles, que la fragilité fait partie de notre humaine condition… Ils sont fragiles évidemment mais ils sont surtout « vulnérables », c’est à dire au sens étymologique pouvant être blessés ! Or ils ne seront blessés que si un entourage peu attentif leur porte blessure… Il se peut qu’un virus effrayant vienne les contaminer mais ce qui se cache derrière le masque c’est bien alors notre incapacité collective à les regarder comme vulnérables parce qu’il faudrait décidément repenser nos manières de les accompagner, dans cette terrible période de pandémie mais bien au delà !

Que des personnes âgées ou en situations de handicaps aient été « pour leur bien » confinées pendant des semaines c’est déjà terrible. Mais que pour ces mêmes personnes et pour les protéger bien sûr, on soit insidieusement passé du confinement à la privation de toutes rencontres avec les proches… Que l’on soit ainsi passé du confinement à l’isolement, c’est bien leur porter une blessure qui, forcément, laisse des traces indélébiles.

Quand finalement on est passé non seulement du confinement à l’isolement mais bel et bien de l’isolement à l’enfermement, il est urgent de regarder ce que cache le masque ! Or il cache sans doute le refus d’une société de consacrer à l’accompagnement et aux soins de nos frères humains les plus âgés, les plus « dépendants », les plus handicapés, les moyens matériels, financiers et humains qui auraient permis d’inventer une approche autrement respectueuse des plus vulnérables. Mais il aurait fallu pour cela que des personnels nombreux, bienveillants, reconnus, et formés puissent penser leur intervention dans des conditions qui n’auraient rien eu à voir avec la réalité des ce qui a été vécu.

Des vieux disqualifiés…

Pouvait-on faire autrement ? Bien malin sans doute qui serait sur ce point parfaitement sûr de sa réponse. Mais le masque d’abord présenté comme inutile ou du moins non indispensable et pouvant attendre, cache certainement le discrédit dont, progressivement, les paroles politiques et même scientifiques ou présentées comme telles font l’objet.

Il est facile alors de reprocher aux directeurs d’établissement médico-sociaux d’avoir pris telle ou telle décision, la pression qui pesait sur eux confondait en permanence leur responsabilité et leur culpabilité, sous la menace de porter plainte si jamais malheur arrivait.

Ce faisant nous avons trop souvent oublié de penser avec les personnes accueillies les mesures qu’il fallait mettre en œuvre et les décisions qui les concernaient. Les vieux confinés, isolés, enfermés étaient alors regardés comme des incapables de penser et de décider pour eux-mêmes, disqualifiés ! On retrouve là l’effet pervers de l’usage du mot « dépendant » et de son corollaire « la perte d’autonomie » qui confond en permanence la perte de la mobilité et la perte de la capacité à décider pour soi, s’agissant de sa vie. Insupportable disqualification des vieux au motif de leur âge !

 

Inventer la suite…

Certains en concluent qu’il faut sans doute et d’urgence fermer les établissements et en particulier les EHPAD. Peut-être ! Il est possible qu’en France nous ayons, ces dernières années, ouvert trop d’Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes et qu’il faille, un jour, en fermer quelques uns ! Les Français vieillissent mais ne souhaitent pas pour autant aller terminer leur vie dans ce genre de structure. Bien sûr on ne choisit pas tout et ce n’est pas parce que je ne veux pas qu’un jour il ne faudra pas… Je n’aime pas être hospitalisé mais je suis parfois bien heureux qu’un hôpital et son personnel bienveillant puissent m’accueillir et me soigner.

Peut-être faut-il alors repenser quelque chose. Certains le font en proposant l’EHPAD à domicile… Séduisante idée, bien sûr, mais elle donne à réfléchir : vous n’avez pas su et pas pu faire de votre EHPAD mon domicile et vous voudriez maintenant faire de mon domicile votre EHPAD ! Et voilà que déjà vous venez installer chez moi une caméra de « surveillance » et un digicode… Comment pourrais-je admettre cette surveillance quand ce que je souhaite c’est que l’on veille sur moi et non que l’on me surveille ! Comment pourrais-je admettre que l’on m’empêche de sortir de chez moi quand ce que je souhaite c’est qu’une main bienveillante se joigne à la mienne pour marcher un peu ! Comment pourrais-je admettre que l’on me « prenne en charge » pour me « maintenir à domicile » quand je souhaite y être soutenu et certainement pas pris en charge mais accompagné… Parce que l’accompagnement, ce pain partagé (étymologiquement cum panem) est à la fois pain réel et symbolique et que bien au-delà de la nourriture dont parle ce pain, c’est de toute une prise en considération de ce que je suis qu’il s’agit…

Fermer les établissements ? On se souvient de la prise de position radicale de Catalina Devangas-Aguilar, la rapporteuse de l’ONU qui, dans son rapport du 5 mars 2019, recommandait à la France de : « fermer progressivement tous les établissements pour personnes handicapées ». Toujours au nom des droits de l’homme, elle poursuivait : « Il n’existe pas de bon établissement d’accueil puisqu’ils imposent tous un certain mode d’existence qui limite les possibilités d’avoir une vie agréable sur la base de l’égalité avec les autres »,

Évidemment la désinstitutionalisation est nécessaire et sans doute devons-nous faire en sorte que les personnes handicapées ou âgées ne soient pas contraintes à des conditions de vie qui ne correspondent pas à leurs attentes. Alors peut-être s’agit-il plutôt d’ouvrir l’EHPAD et non de le fermer. Demain nous aurons parfois besoin de ces établissements :

  • Des établissements de taille réduite sans doute, parce que le gigantisme de certains n’est sans doute pas, contrairement aux idées reçues, un gage de qualité et ne produit que bien rarement les « économies d’échelle » qu’il est censé produire…
  • Mais surtout des établissements ouverts ! Dans lesquels personnes âgées, familles, proches, aidants, pourront entrer et sortir… Des établissement dont les personnels pourraient s’ils le souhaitent, travailler tantôt à l’intérieur, tantôt à domicile, dans lesquels on inventerait un accueil pour les jours un peu trop longs chez soi, pour les repas, pour les nuits quand elles sont insécures, où l’on pourrait venir consulter un spécialiste, un gériatre, recevoir un soin, que sais-je… Un établissement pensé comme une source de ressources utiles à l’intérieur et à l’extérieur pour dispenser non pas l’EHPAD à domicile mais les compétences et savoirs faire au près de celles et ceux qui en auraient besoin, quel que soient leur âge, leur handicap, leurs difficultés et leur lieu de résidence, d’habitation.
  • Des établissements tellement ouverts sur l’extérieur que l’on n’imaginerait plus parler de « placement », de « pensionnaires » ni même d’hébergement… mais bien d’accueil, d’accompagnement, de soins, de prise en considération, d’habitants, et finalement de citoyens à qui l’on reconnaitrait le droit de vivre et d’être respectés jusqu’au terme de leur existence.

Bien sûr tout a toujours des limites mais si, dès maintenant, à cause de ce qui se cache derrière les masques nous décidions de consacrer les moyens humains et matériels nécessaires à la transformation de ces établissements, nous pourrions imaginer que le monde d’après ne soit pas pire que celui d’avant et pourquoi pas un peu meilleur !

Michel Billé

Sociologue