Recherche biomédicale : quels principes en temps de crise ?

Alors que le coronavirus à l’origine de la maladie Covid-19 poursuit sa progression et que le nombre de victimes s’accroît, les chercheurs sont mobilisés pour identifier des moyens de faire reculer la pandémie. 

Au même titre que la priorisation en réanimation impose des règles justes et strictes d’éligibilité aux traitements, les stratégies de recherche que mettent en place les scientifiques doivent relever de protocoles soucieux des valeurs engagées, et suivre des méthodologies se référant aux standards internationaux.

Cependant, à l’épreuve d’une situation telle que celle que nous vivons, plusieurs questions se posent : comment apprécier les critères méthodologiques et décisionnels de la recherche biomédicale ? Est-on en droit de considérer que l’intérêt supérieur de la collectivité justifie d’enfreindre les principes du respect de la personne dans ses droits, notamment en l’exposant à des risques qui en pratique courante s’avèreraient éthiquement inacceptables ? Est-il concevable qu’une approche « compassionnelle » puisse justifier des dispositifs d’exception au motif que l’impératif serait « de tout tenter afin d’éviter le pire » ?

La loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine prévoit des procédures de régulation : intervention de l’Agence nationale de la sécurité du médicament, soumission des protocoles de recherche aux Comités de protection des personnes pour validation… Ces dispositions doivent-elles s’ajuster à l’urgence, et dans ce cas selon quels critères ? 

Est-ce au gouvernement, soumis à une pression publique exacerbée par des controverses médiatisées entre chercheurs, d’arbitrer entre les avis d’experts, au risque de se voir accusé de précipitation ou d’attentisme ? 

Les débats autour de la chloroquine illustrent bien la prégnance et l’actualité de ces questions. Pour mieux cerner les enjeux qu’elles recouvrent, il est nécessaire de se référer à quelques principes de l’éthique de la recherche biomédicale.

Le code de Nuremberg après la Shoah

Les chercheurs sont assignés à se soumettre à des règles intangibles de bonnes pratiques, qui doivent les prémunir de tout risque d’exaction et de dérive. Promue par l’Association médicale mondiale, la Déclaration d’Helsinki (1) stipule dans son article 7 que 

« La recherche médicale est soumise à des normes éthiques qui promeuvent et assurent le respect de tous les êtres humains et qui protègent leur santé et leurs droits ». 

Son article 9 précise : « Il est du devoir des médecins engagés dans la recherche médicale de protéger la vie, la santé, la dignité, l’intégrité, le droit à l’autodétermination, la vie privée et la confidentialité des informations des personnes impliquées dans la recherche. La responsabilité de protéger les personnes impliquées dans la recherche doit toujours incomber à un médecin ou à un autre professionnel de santé, et jamais aux personnes impliquées dans la recherche même si celles-ci ont donné leur consentement. » 

L’énoncé de ces règles témoigne d’une exigence de responsabilité, de respect, d’intégrité et de loyauté, de non-malfaisance et de protection. Ces principes d’action sont issus des réflexions provoquées par les expérimentations menées dans les camps de concentration. La découverte des conditions d’inhumanité insoutenables et des protocoles absolument irrecevables qui y furent mis en œuvre aboutit au code de Nuremberg. Ce premier texte de référence international de l’éthique biomédicale est en réalité un extrait du jugement pénal rendu les 19 et 20 août 1947 par le tribunal militaire américain (2).

Le rapport Belmont (3) a constitué par la suite une référence présentant une argumentation approfondie qui ramène à quelques considérations indispensables au processus décisionnel et au respect de procédures éthiques. On y lit notamment que « trois principes fondamentaux s’appliquent tout particulièrement à l’éthique de la recherche faisant appel à la participation de sujets humains : les principes du respect de la personne, la bienfaisance et la justice. »

Cette culture de l’exigence éthique s’est avérée indispensable à la pertinence de la méthodologie des protocoles de recherche et à leur recevabilité dans le contexte de nos démocraties attentives aux valeurs de rigueur, d’intégrité et de responsabilité des pratiques de la science.

Quelles dérogations en cas de circonstances exceptionnelles ?

La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme  (4) intègre les circonstances où l’intérêt supérieur de la recherche justifierait que l’on déroge, dans un cadre prescrit pour un temps limité, aux principes édictés sans pour autant renoncer à des règles protectrices, posant notamment des critères de justification et des modalités de contrôle. Ce serait par exemple le cas en situation de pandémie. 

Dans sa formulation même, un de ses articles donne à penser que si l’intention est de sauvegarder l’intérêt direct de la personne, des considérations supérieures pourraient parfois prévaloir : « Les intérêts et le bien-être de l’individu devraient l’emporter sur le seul intérêt de la science ou de la société. » 

Comment concevoir en pratique la juste position entre urgence sanitaire et souci de l’intérêt de l’individu ? Et ce alors même que la perspective de tirer avantage, pour lui-même, d’une avancée scientifique qui bénéficierait à tous, influence les choix qui le concernent directement ?

N’oublions pas que le médecin est lui aussi soumis à ce dilemme et à la tension suscités, parfois, par la hiérarchisation nécessaire de ses décisions, au regard d’exigences apparemment contradictoires entre l’intérêt de l’individu et celui de la collectivité. En effet, le Code de déontologie médicale (5) souligne sa double responsabilité « au service de l’individu et de la santé publique ».

Il ne serait pas acceptable de refuser, en situation exceptionnelle, d’examiner les fondamentaux de l’éthique biomédicale au regard d’impératifs circonstanciés afin d’en tirer des lignes d’actions recevables provisoirement, en référence alors au principe du moindre mal. À cet égard, l’article 37 de la Déclaration d’Helsinki est explicite : « Dans le cadre du traitement d’un patient, faute d’interventions avérées ou faute d’efficacité de ces interventions, le médecin, après avoir sollicité les conseils d’experts et avec le consentement éclairé du patient ou de son représentant légal, peut recourir à une intervention non avérée si, selon son appréciation professionnelle, elle offre une chance de sauver la vie, rétablir la santé ou alléger les souffrances du patient. Cette intervention devrait par la suite faire l’objet d’une recherche pour en évaluer la sécurité et l’efficacité. Dans tous les cas, les nouvelles informations doivent être enregistrées et, le cas échéant, rendues publiques. » 

Il est donc envisageable de décider d’un protocole visant à permettre à une personne sans recours thérapeutique de bénéficier, ne serait-ce qu’à titre « compassionnel » et dans des conditions déterminées, d’un essai clinique non validé du point de vue des prérequis méthodologiques s’imposant habituellement. 

Dans ses Lignes directrices pour la gestion des questions éthiques lors des flambées de maladies infectieuses, l’OMS consacre un chapitre de recommandations à « Utilisation en situation d’urgence d’interventions non prouvées en dehors du cadre de la recherche ». Il y est convenu que «  dans le contexte d’une flambée épidémique caractérisée par une mortalité élevée, il peut être approprié, sur le plan éthique, de proposer à chaque patient individuellement des interventions expérimentales en urgence en dehors du cadre d’essais cliniques (…). (6)

L’approche est différente concernant des personnes en bon état de santé que l’on risquerait d’exposer abusivement à des risques indus.

Minimiser les risques pour la personne impliquée dans les essais cliniques

Je ne détaillerai pas ici les modalités d’expression du consentement de la personne, notamment lorsque celle-ci est dans l’incapacité de discernement et donc de communication (une situation courante dans les services de réanimation). La loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine (7) les précise. 

Les règles qui s’imposent concernant l’anticipation et la limitation des risques auxquels la personne incluse dans l’étude clinique est exposée sont édictées et accompagnées de prescriptions circonstanciées dans différents textes. Il convient de minimiser lesdits risques, et de procéder à l’arbitrage le plus robuste et juste possible entre avantages escomptés et risques acceptables. 

À cet égard, le texte de référence est le Règlement du parlement européen et du conseil du 16 avril 2014 relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain. Il (8) caractérise les droits de la personne et l’exigence d’identifier et d’évaluer, afin de les atténuer, l’ensemble des risques auxquels l’expose l’expérimentation. Concernant les droits, il précise que 

« les droits des participants à l’intégrité physique et mentale, à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel conformément à la directive 95/46/CE sont protégés. »

La souffrance physique et psychique doit elle aussi être évaluée et minimisée. Il faut notamment s’assurer que : « l’essai clinique a été conçu pour entraîner aussi peu de douleur, de désagrément et de peur que possible et pour réduire autant que possible tout autre risque prévisible pour les participants, et tant le seuil de risque que le degré d’angoisse sont définis spécifiquement dans le protocole et contrôlés en permanence »

Un cadre ajustable aux circonstances

Certes, l’impatience à trouver au plus vite les ripostes thérapeutiques à une pandémie telle que celle du Covid-19 est partagée par chacun d’entre nous. Mais les promesses de la recherche, dans un contexte où l’on en espère tant, sont d’une importance telle qu’il nous faut ne pas les trahir. Il est nécessaire de les préserver des polémiques, car celles-ci risquent de susciter, au-delà d’une défiance qui déjà menace notre cohésion nationale, une difficulté à développer des stratégies médicales dans un contexte favorable aux meilleures avancées. 

L’équilibre doit donc être trouvé entre la qualité d’une expérimentation menée dans des conditions qui permettent d’aboutir à des données incontestables, et le souci d’éviter que des procédures par trop contraignantes n’entravent la mise à disposition des traitements urgemment attendus en situation de crise sanitaire. 

Il apparaît que c’est ce à quoi visent en ce moment les dispositifs consacrés aux études cliniques menées avec sérieux et compétence dans le cadre d’une mobilisation internationale, tenant compte d’un contexte exceptionnel et de « l’urgence à trouver ». 

Nous devons faire confiance en l’esprit d’engagement de la communauté scientifique investie au plan international dans une course contre la montre dont elle comprend et assume les enjeux. 

 

 

 

Références

1 Déclaration d’Helsinki, Principes éthiques applicables aux recherches médicales sur des sujets humains, Association médicale mondiale, 52e Assemblée générale, Edimbourg, octobre. 2013.

2 Bruno Halioua, Le procès des médecins de Nuremberg. L’irruption de l’éthique médicale moderne, Toulouse, Éditions Érès, 2017.

3 Rapport de la Commission nationale pour la protection des sujets humains dans le cadre de la recherche biomédicale et comportementale (Rapport Belmont), 18 avril 1979, B. Principes éthiques fondamentaux.

4 Déclaration universelle sur la bioéthique  et les droits de l’homme, Unesco, 19 octobre 2005, art. 3.2.

5 Article R. 4127-2 du Code de la santé publique.

6 Lignes directrices pour la gestion des questions éthiques lors des flambées de maladies infectieuses, chapitre 9 « Utilisation en situation d’urgence d’interventions non prouvées en dehors du cadre de la recherche », OMS, 2018 

7Loi n° 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine, article L. 1122-1-1.

8 Règlement (UE) No 536/2014 du parlement européen et du conseil du 16 avril 2014 relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain et abrogeant la directive 2001/20/CE, article 28 – Règles générales.

 

 

 

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, président du Conseil pou l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique, Université Paris-Saclay