Résister au sentiment d’impuissance. Ou la désillusion par le Covid-19

La défaite de l’anthropocentrisme

Il y aurait plus d’une façon de minimiser la crise sanitaire que nous traversons, mais force est de constater que nous ne sommes guère tentés d’y recourir. Pudeur à l’égard de ceux qui ont perdu des parents ou des amis ? Tolérance à l’endroit du grand nombre de ceux qui nous imaginent à la veille d’un nouveau monde ? Crainte d’apparaître cynique et désinvolte dans un contexte où la planète entière se découvre solidaire? Quelques voix se font pourtant entendre pour dénoncer les illusions dont nous nous berçons depuis toujours : l’illusion, par exemple, d’occuper dans le monde une place tellement centrale qu’il faille la disputer aux virus qui nous assaillent. Avec le coronavirus et la promotion de la chauve-souris « souche à virus », nous vivons la défaite de l’anthropocentrisme, le baroud d’honneur de nos ambitions civilisationnelles. Puisse cette dépression ne pas durer trop longtemps ! Puissions-nous oublier vite la blessure narcissique que nous inflige l’épidémie ! En théorie, nous n’étions déjà plus conformes à l’image que nous offraient de nous-mêmes les hérauts de la modernité. On ne pouvait plus se montrer sourds à la leçon des biologistes néo-darwiniens expliquant que nos organismes ne sont que l’habitacle investi par des gènes qui nous préexistent et qui nous survivront ! Un habitacle qu’ils colonisent le temps de se reproduire et de trouver peut-être à s’améliorer. La thèse du « gène égoïste », qui fut défendue par le biologiste Richard Dawkins et qui blesse l’amour-propre des humains, rend un son amplifié aujourd’hui : les individus que nous nous flattons d’être sont-ils davantage que le simple réceptacle de virus appelés à les parasiter et à se propager sans limites ? La frontière entre nous et les animaux s’est révélée illusoire, elle est désormais tombée depuis qu’un mammifère ailé nous a transmis le Codiv-19, la frontière entre chacun de nous est également tombée puisque nous sommes incapables de retenir dans notre individualité ce qui nous tue collectivement.

Personne n’est vraiment enclin à renouer avec la version philosophique que donnait Schopenhauer de cette illusion d’autosuffisance dont s’entretient l’individu, oublieux qu’il n’est qu’une infime portion de ce vouloir-vivre universel et aveugle, qui le voue à la souffrance et à l’impuissance. De fait, c’est bien l’impuissance que nous révèle chaque épidémie, pas seulement notre fragilité native mais aussi la vanité de nos efforts pour contrôler l’évolution dont nous sommes issus, par hasard ! La médecine se propose de rectifier la sélection naturelle, en offrant aux faibles de survivre. Quelques esprits tordus glissent qu’elle produit, ce faisant, les conditions de la défaite de notre espèce : permettant aux ratés de la sélection de survivre, elle contribue en effet à affaiblir à l’échelle de l’espèce ce qui avait triomphé de l’adversité dans la lutte pour l’existence ! Il fallait bien quelques épidémies pour nous rappeler aux réalités de l’évolution biologique. Celle du coronavirus, avec sa dimension planétaire, constituerait donc le démenti le plus brutal aux espérances que nous mettions dans la prise de contrôle de cette évolution, grâce à notre savoir scientifique et technique. C’est cela même dont nous prendrions conscience aujourd’hui, juste après avoir cédé aux illusions transhumanistes, c’est-à-dire à la croyance que les technosciences nous ouvriraient la perspective de dépasser nos limites naturelles et de faire advenir un post-humain, en phase avec un environnement intégralement maîtrisé.

Double immaîtrise

Mais on n’entend plus guère, ces temps-ci, les proclamations euphoriques des transhumanistes, leurs annonces « hype ». La Singularité n’est plus brandie par eux comme l’annonce de la prise de pouvoir de l’intelligence artificielle (IA) qui garantirait à l’élite des humains leur sauvegarde et leur prospérité – moyennant, toutefois, une perte de contrôle et d’initiative, puisque ce serait à la machine de prendre les commandes. La précision est d’importance : les technologies devaient nous débarrasser du souci de décider, et nous ne devions pas le déplorer puisque nous pouvions y gagner l’immortalité. Or, l’épidémie nous révèle aussi que nous sommes de toute façon privés du pouvoir de décider, sans que nous puissions en tirer le bénéfice d’une survie augmentée. C’est bel et bien autour d’une implacable immaîtrise que se cristallise ce que nous avons à affronter aujourd’hui. Celle qu’on associe aux technologies est sans doute apparue davantage abstraite et lointaine que celle qui révèle aujourd’hui nos déficiences immunitaires devant le virus, mais chacune de ces révélations d’immaîtrise exprime l’angoisse et l’humiliation du genre humain. Le philosophe Günther Anders n’aura jamais paru si nécessaire pour nous aider à comprendre cette « honte prométhéenne d’être soi » qu’il décrivait, dans les années 1950, comme l’essor d’un sentiment d’impuissance contemporain des développements scientifiques et techniques : honte d’avoir produit une civilisation qui rend l’humain lui-même de plus en plus superflu, honte d’avoir libéré des forces naturelles que nos outils ne peuvent maîtriser.

Accepter la vulnérabilité humaine

Sans paraître le savoir, ceux qui jugent disproportionnées les mesures prises pour faire face au coronavirus ou les craintes générées par l’IA, donnent consistance aux désillusions qui nous accablent : ils nous enjoignent d’admettre les limites naturelles de notre pouvoir, alors même que nous pensions que les progrès de la civilisation nous mettaient sur la voie d’en finir avec elles. Le confinement auquel s’astreint la moitié de l’humanité couve cette désillusion dangereuse, si elle démobilise. « Restez donc chez vous ! » : la résistance n’est plus permise… Nous n’avons plus les moyens de décider grand-chose : ni la technologie toute-puissante ni la nature contrôlée ne sont plus les termes d’une alternative où se jouerait le destin de l’humanité. Nous sommes définitivement vulnérables et resterons tenaillés par le désir devenu nostalgique d’excéder toutes les limites. Entendrons-nous encore la voix de ceux qui estiment qu’il n’y a plus d’autre solution que celle consistant à sortir de l’humain, en se faisant cyborg, en se dématérialisant ou en migrant sur Mars ? Si tel était le cas, le transhumanisme pourrait-il faire autrement que dévoiler la haine de l’humain qui le porte, laissant aux médecins et professionnels de la santé le soin d’affronter la maladie comme l’indice de cette vulnérabilité qui est la chance et le lot commun de l’humanité ?

Jean-Michel Besnier

Professeur émérite de philosophie, Sorbonne-Université.