Sans jamais cesser d’exister

« Vivre sans cesser d’exister »

Tous ceux qui regardent se déployer les forces vives de l’organisation médicale au sens large confrontée au Covid peuvent avoir le sentiment qu’il y a là aussi quelque chose d’inattendu. Comme si on avait pu oublier la fragilité de notre humanité et la force du vivant ! Beaucoup de soignants se sentent seulement « à leur place » dans cette crise sanitaire, beaucoup pensent aussi qu’on les considère enfin dans la plénitude de leurs rôles. Le sentiment d’exister correspond à la tâche accomplie dans ces limites extrêmes qu’impose la magnitude du Covid mais aussi dans le redéploiement progressif de réponses adaptées aux besoins. La rapidité de l’épidémie, sa virulence ont remis d’emblée le curseur du côté des risques et de l’urgence du combat à mener. La population « générale » a eu besoin de temps pour réaliser ce qui lui arrivait si brutalement et ce qui lui en incombait. Comment ne pas se sentir en responsabilité dans la dimension requise de prévention ? On voulait préserver son confort de vie et on doit maintenant préserver sa vie et celle des autres. On décrira sans doute les changements de perception qui éclairent ces attitudes collectives et individuelles en temps de crise. « Vivre sans cesser d’exister », au sens des repères et des références personnelles et sociétales, est une vraie gageure. Dans nos consultations, face à la peur de perdre « son » rythme, « ses » repères, privés du soutien professionnel et de support social, la plupart des patients se ressaisissent en adoptant une attitude de vigilance coûte que coûte. La notion de « distance » est présentée depuis le début de cette pandémie comme le remède ; cela peut paraître paradoxal hors du champ de la prévention mais on connaît depuis longtemps le bon côté de la distance. Ce marqueur de la bonne relation doit être ici une distance bonne et altruiste. Avec les récits poignants de familles écartées de leur patient Covid hospitalisé et jusqu’en soins palliatifs, on se confronte à l’impensable et à l’insupportable. Pour des patients non Covid aussi, l’épidémie fait loi et il faut se rendre seul à sa première chimio, à son annonce de résultats… De fait, on voit se reporter sur les médecins et les équipes l’attente du soin et du prendre soin. C’est une délégation tacite et bouleversée « Prenez soin de lui, d’elle, vous lui direz, vous savez… » Autant de formules furtives au bord des larmes qu’il faut honorer ; que peut on faire ? Tout est précaire mais on attend un possible de l’ordre du miracle et c’est une attente juste. La médecine fournit un engagement d’ordre psychologique et éthique que tous saluent. Jour après jour, les messages en retour de soutien au corps soignant se font de tous ordres comme une injonction à ne pas désarmer. Le soin est convoqué par ses usagers pour être un garant absolu. Tenir et soutenir à l’aune du possible et de l’impossible seront sans doute les « actes » les plus fréquents mais non « cotés » de cette pandémie. Ce qui se préfigure dans cette crise est la redécouverte en santé des besoins physiques, psychiques et organisationnels et de leur caractère irréductible.

L’après-Covid

Il faudra donc dans l’après-Covid tirer quelques leçons. Le fait d’être « utile » est vécu comme un privilège. Les patients s’organisent autour de cette dimension à préserver. Être utile, c’est bien sûr aux urgences, loin de la bobologie, c’est aussi chez les bénévoles qui s’affirment en soulageant l’autre. Demain, saurons-nous être utiles en respectant les règles et les besoins du vivant et non plus les seuls algorithmes de l’économie ? Tout cela est-il trop ? Ou n’est-ce rien ? Chaque jour, les gestes, les rituels de prévention, les conférences de mise au point, les chiffrages transmis en direct par la DGS nous informent de l’état du Réel. Cette scansion est le tribut payé par tous à la crise pandémique, ceux qui échappent et ceux qui sont pris. La transparence n’est pas une lecture directe et idéale : elle est aussi un dévoilement à plus d’un titre. Nous sommes conviés à prendre connaissance de ce qu’est cette médecine de crise qualifiée de médecine de guerre au risque d’être dans un « exceptionnel » qui fait surenchère. Ce qui se dévoile surtout est ce qui n’appartient pas à la crise Covid ; son ampleur est bien sûr une mise à l’épreuve dans l’épreuve mais c’est aussi l’occasion de voir la distance inacceptable entre les logistiques autorisées et les besoins habituels du milieu soignant. C’est d’un autre regard sur les moyens de la médecine et le respect du vivant dont nous aurons besoin pour l’avenir. Si la crise fait immanquablement rupture, elle augure aussi d’un dépassement au sens de l‘économie psychique. L’angoisse vaut pour une métaphore, un « lieu étroit » comme un défilé dans la montagne autorisant toutes les embuscades. Avoir été contraints d’emprunter des chemins si étroits alors que nous nous abritions dans nos certitudes de bien-être et d’organisation laissera des traces. L’analyse de ces données supposera des positions éthiques intégratives inspirant nos décisions à venir et leurs applications. « On fait comme si, on fait comme on peut, quand vient la nuit, comme si ce monde était encore heureux… », le chanteur Calogero décrit avec poésie l’attitude de « dos rond » et d’évitement qui permet à beaucoup de franchir l’épreuve mais le « comme si » ne peut être tenu comme une stratégie adaptative en matière de santé publique.

Préserver la médecine

Laisser la médecine en état de marche apparaît un impératif non négociable. L’après-Covid dont on parle déjà à juste titre, sera chargé d’attentes et de promesses : seront-elles « tenues » comme l’ont été jusque-là les jours de veille sans repos et sans trêve de nos soignants en réanimation ? La lecture critique de l’événement Covid doit nous renvoyer à des « précédents » non seulement en santé (leçons de la canicule, de la grippe H5N1 …) mais dans tout le champ du service à la personne. L’effacement des besoins au profit des équilibres budgétaires apparaît plus que jamais une imposture hors sujet. On est fier du tour de force accompli auprès des patients Covid : le déploiement de ressources insoupçonnées correspondait bien à l’urgence sanitaire, les moyens les plus sophistiqués étaient requis et ont été mobilisés. Mais qu’en est-il lorsqu’on ne perçoit plus l’enjeu vital inhérent à bien d’autres besoins en santé : les pertes de chance se sont multipliées avec le désengagement de moyens pour les plus démunis ou ceux qui ne sont pas dans la réclamation. La contrainte de la rentabilité sera-t-elle encore opposable aux médecins poussés à libérer des lits inutilement « bloqués » par ce patient inobservant et anxieux qui revient trop souvent à l’hôpital ? Quels recours avons-nous pour répondre aux besoins de prévention et d’accompagnement qui permettent seuls de limiter les coûts humains et financiers de la maladie ? Les structures ambulatoires, les soutiens au domicile, la médecine de ville vont-ils être reconnus d’utilité publique et préservés ? Peut-on sanctuariser – au sens de protéger – la médecine et son objet ? En matière de développement psychique, il est clair que l’on se construit avec des limites mais aussi avec des références. Ce qui dans cette pandémie fait référence, c’est que tous sont concernés, peuvent en mourir, devenir pour un temps dépendants. Ce qui fait référence dans le positionnement éthique et qu’illustre cette pandémie c’est l’attribution et la reconnaissance de valeurs pour ce qui est au service de la vie. « Nous étions là, nous l’avons fait sans nous poser de questions » dit une soignante à un journaliste qui lui demande si ce n’est pas trop dur… Ce propos illustre la valeur du soin contenue tout entière dans l’efficience et la présence dédiée à l’autre. Pourvu que l’exemplarité de toutes les attitudes soignantes ne soit plus remise en question : sinon une tragédie d’une autre nature serait que cette pandémie ait inutilement suscité des interrogations sans permettre de requalifier l’absolue nécessité de nos démarches de soin. Comme une évidence, les soignants inscrivent une trace qui force le respect, sans jamais cesser d’exister.

Nicole Pelicier

Psychiatre