SDF et épidémie : qu’on vide plus !

« Convaincre sans contraindre ? »

Dès les premières mesures de distanciation sociale et de gestes barrières les psychiatres des équipes mobiles Psychiatrie Précarité ont été sollicités. Leur mission est d’« aller vers » les plus démunis, les plus précaires, les plus exclus présentant des troubles psychiques, afin de les faire accéder aux soins psychiatriques. C’est sous cet acronyme « SDF » que nous rassemblons des publics extrêmement variés : psychotique en errance depuis des décennies mais en survivance, femme isolée avec enfant à la rue, migrant épuisé, les perdus de vue de la psychiatrie, etc. Si en temps de paix, puisque nous sommes en « guerre », la question du consentement aux soins ou à l’hébergement se pose quotidiennement avec les SDF, celle du consentement au confinement a explosé comme des mines anti « personnel ». Qu’un SDF refuse le confinement ne peut relever que de la pathologie mentale se persuadent les divers acteurs de la Cité… Que fait la psychiatrie pour protéger la société ? Plusieurs questions lui sont posées à cette psychiatrie de l’avant : comment résoudre le double lien « interdiction d’aller vers sauf urgence extrême » et « convaincre sans contraindre » ? Comment faire accepter un confinement aux sans-abris refusant habituellement l’hébergement et empêcher les abrités de quitter les lieux d’accueil ? Comment empêcher un errant d’errer ? Comment convaincre un SDF Covid+ de garder une distanciation sociale tout en recherchant abri, nourriture, endroit pour déféquer ou simplement dormir ? Comment se laver les mains toutes les heures à la rue ? Or l’Homme est libre !

Veiller et attendre

Il est rapidement apparu sur le terrain que nous rencontrons deux catégories de public : d’une part, les responsables, les « compétents » au sens éthique du terme, les psychopathes/asociaux/dysociaux, tous ceux pour lesquels la loi est justement de ne pas la respecter, mais également les preneurs de risque pour qui le confinement est trop contraignant ; de l’autre, les non-responsables, ceux qui ne peuvent faire un choix, les non-compétents, que cette non-compétence soit partielle ou totale. Pour faire court voire caricatural il s’agit là des personnes présentant un trouble du jugement du fait d’un handicap, d’une maladie physique ou psychique. Quelles positions adopter ? Position haute : tous en prison après plusieurs infractions pour trouble de l’ordre public et mise en danger d’autrui en attendant une expertise psychiatrique au cours de la détention préventive… mais éthiquement difficile à soutenir… Position basse : les laisser tranquilles mais… les publics, les associations, les institutions en appellent à la police pour justement mise en danger d’autrui. Position intermédiaire : aller à la rencontre de ces personnes, évaluer leur état clinique et dire si ces « refusants » des mesures sont des refus liés à une pathologie. S’il s’agit d’une pathologie psychiatrique qui entrave le jugement, surtout si la personne est en production massive de gouttelettes contaminantes, l’indication d’une hospitalisation sous contrainte peut éventuellement se poser alors. Mais là où tout se complique c’est lors de refus liés à une pathologie non psychiatrique (SDF présentant un état démentiel de type syndrome de Korsakoff ou autre, handicapé mental en errance…). Certes il nous est renvoyé que de nombreuses personnes sont « résidentes » en EHPAD et retenues contre leur gré… On pourrait donc imaginer des centres d’accueil ressemblant à des centres de rétention pour SDF/migrants/… Covid+ ! Il est aisé de comprendre le refus de confinement : tel ancien incarcéré réactive son anxiété à la simple idée de se retrouver confiné, tel migrant torturé au fond d’un cul de basse-fosse réanime un trauma à peine assoupi. Peser la bienveillance ou la non-maltraitance, le respect d’une autonomie et la justesse de nos propositions, le tout en protégeant le plus grand nombre de ces vecteurs potentiels… Convaincre d’être confiné pour in fine atterrir en centre d’accueil à 4,5,6 voire plus par chambrée, est-ce une proposition raisonnable ? Telle est la pratique dans nos tranchées urbaines : veiller, par des rencontres régulières et le maintien d’un lien, et attendre l’insuffisance respiratoire qui lèvera le refus !

Alain Mercuel

Psychiatre, chef du pôle « Psychiatrie-Précarité » du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, centre hospitalier Sainte-Anne.