Se voir, se sourire, se toucher peuvent rendre coupable de donner la mort

L’amour tue, la famille tue, le lien humain tue, l’amitié tue

Un cap a été franchi depuis ce 13 septembre 2020 dans les messages officiels réalisés par le ministère des Solidarités et de la Santé : nous sommes passés de la responsabilisation de tous par la peur raisonnable et résonnée d’être contaminé et de contaminer. Une peur incitant au port du masque et aux gestes barrières, à la culpabilisation ciblée des membres d’une famille, un fils, un petit-fils, réunis autour d’une mère et grand-mère soufflant ses bougies d’anniversaire dans la joie et la tendresse des siens, qui se retrouve directement, à l’image suivante, en réanimation et en danger de mort à cause de la transmission de la Covid-19 par ceux qui l’aiment.

Aujourd’hui ce message est complété par l’intrusion directe, dans la stricte intimité du lieu de vie de chacun, de cette étonnante algorithmique « règle de six » : pas plus de 6 personnes autour de la table familiale. Il ne s’agit plus d’un événement particulier regroupant divers, peut-être trop de membres et amis d’une famille, mais bien de la simple vie quotidienne. Un seul message envahit aujourd’hui les esprits : l’amour tue, la famille tue, le lien humain et affectif tue, l’amitié tue. Il convient donc dorénavant de cesser d’aimer, de s’interdire d’aimer, puisque ses corollaires évidents – se voir, se sourire, se toucher – peuvent vous rendre coupable de donner la mort.

Paul, gagnant des « 12 coups de midi », un jeu télévisé sur TF1 et souffrant d’un autisme Asperger déclarait il y a peu au cours d’un interview : « l’homme est fait pour vivre au milieu des êtres humains », lorsqu’il évoquait la marginalisation dont souffrent certaines personnes handicapées comme lui en raison de leurs difficultés à comprendre et donc reproduire les codes sociaux qui organisent nos vies en société. Foudroyante vérité affirmée par celles et ceux qui vivent ce handicap, une vérité pourtant refusée aux personnes âgées que l’on n’interroge jamais lorsqu’il s’agit de les protéger en raison de leurs vulnérabilités. Une notion parfaitement floue, jamais explicitée autrement que par des statistiques, justifiant à elles seules de décider pour elles et de leur interdire d’aimer et d’être aimées, pour leur bien… sanitaire.

La défiance de soi-même et de l’autre, la peur pour soi-même et pour l’autre

Les barrières contre les familles montent chaque jour un peu plus haut dans les messages adressés aux familles par les directions de ces nouvelles prisons que sont devenus les EHPAD, avec parloir et visites contingentées. Après deux mois d’un confinement total avec interdiction des visites des proches, évoluant rapidement vers un isolement absolu en chambre au fur et à mesure que les chiffres des personnes décédées en EHPAD montaient d’une façon vertigineuse, chacun, résidents et familles, a cru pouvoir retrouver le bonheur de se rencontrer à nouveau avec l’annonce officielle, par le président de la République, du « retour des visites des familles ».

Mais les mesures barrières pour « protéger » les résidents contre leurs proches n’ont jamais été aussi hautes, et tous les arguments sont bons pour leur rendre les conditions d’une vie relationnelle normale avec leur famille, difficiles, voire impossibles à concrétiser. Veulent-elles passer un dimanche au domicile d’un enfant, il leur faudra subir au retour dans l’EHPAD un test PCR et rester sept jours à l’isolement en chambre avant de pouvoir reprendre une vie « normale » avec les autres résidents.  

Le test PCR serait positif sans même avoir rencontré qui que ce soit venant de l’extérieur autres que les personnels de la structure, il leur faudra quitter leur chambre pour rejoindre une « Unité Covid » où sont regroupés tous les étiquetés positifs.

La prison des bons sentiments – « c’est pour votre bien » – s’est refermée sur des centaines de milliers de personnes, non plus accueillies mais enfermées dans les EHPAD de France. Leurs dirigeants, légitimement traumatisés par ces morts en grand nombre qu’ils ont dû compter au printemps,  obéissent toujours aujourd’hui, et bien au-delà parfois, aux recommandations sécuritaires des ARS, soigneusement protocolisées.

Que sont devenues les envolées lyriques des EHPAD ouverts sur la vie, ouverts sur la ville ?

Que sont devenues les envolées éthiques des droits des personnes âgées en établissement ?

Quelles informations leurs sont-elles données pour obtenir leur « accord éclairé » avant de pratiquer sur elles un test PCR dont chacun s’accorde à dire que, s’il ne serait pas douloureux, il serait pour le moins désagréable ?

Qu’en est-il de celles et ceux qui souffrent de déficits cognitifs et de troubles comportementaux très nombreux dans ces structures ? Comment pratique-t-ton un prélèvement sur ces personnes qui souvent refusent une simple toilette ou de prendre leurs médicaments ?

La seule peur de la Covid-19 aurait-elle résolu tous les refus, états d’agitation, colères, déambulations, toutes ces difficultés tant de fois évoquées par les professionnels soignants et non soignants de ces structures, comme rendant particulièrement complexe l’exercice de leur métier ? Qui peut laisser croire que chacun de ces milliers de résidents désorientés ont renoncé volontairement à leur chambre  habituelle, bien souvent personnalisée d’un petit meuble et des photos de leurs proches aimés, pour rejoindre l’Unité Covid, sans que cela ait entraîné d’autres troubles du comportement, d’autres angoisses et chagrins ravageurs ?

Celles et ceux qui ont connu les terribles années du début du SIDA, s’imaginent-ils ce qu’aurait été l’acceptabilité et l’impact des infos, des films tournant en boucle dans les media et les réseaux sociaux, imposant sous peine d’amende à toutes les personnes ayant une activité sexuelle, de n’avoir de relations intimes que « masquées », avec un test VIH obligatoire au minimum une fois par semaine, et mises à l’isolement en quarantaine sexuelle en cas de positivité ?

De nombreux travaux éthiques réalisés dès le début de ce qu’on a appelé « les années Sida »  il y a plus de 30 ans, ont éclairé depuis tant d’autres chemins éthiques, portant non seulement sur les devoirs d’humanité et de respect des personnes soignées dans les pratiques professionnelles soignantes, mais aussi sur ces mêmes devoirs pour la société tout entière.

En quelques mois de pandémie diffusant à travers une communication sanitaire incohérente, traversée par les petitesses des rivalités entre les différentes spécialités médicales et sanitaires, entre les différents statisticiens prédictifs, entre les différents politiques selon qu’ils sont au pouvoir ou non, mais toujours sous l’œil « dilaté » de caméras donnant à chacune de ces prises de position médiatiques une dimension nationale, ces valeurs d’humanité et de respect se sont, semble-t-il, englouties pour ne plus connaître et reconnaitre que la défiance de soi-même et de l’autre, la peur pour soi-même et pour l’autre.

L’une des caractéristiques, parmi tant d’autres, de cette crise sanitaire, aura été de placer à l’échelle d’une nation, sous une lumière crue et cruelle, une évidence déjà ancienne : « La pire des maltraitances est de croire qu’on est bienveillant. » (Hannah Arendt)

Catherine Ollivet

Présidente de France Alzheimer 93