« Au bout de 11 mois, je n’ai plus de patience, et mon impuissance me pèse sur les épaules comme une charge qui m’écrase »

Un mot revient peur, peur, peur, partout

11 mois après le début de cette crise sanitaire, des souffrances sont encore là pour beaucoup, de tous cotés et de tous ordres. Jusqu’à maintenant j’ai essayé de témoigner en disant ce que je voyais dans ma propre famille mais aussi autour de moi, notamment pour des personnes Alzheimer et leur famille.

Aujourd’hui en janvier 2021, je ne peux me lever le matin sans me dire « je dois témoigner ». Si je ne le fais pas, comment continuer ? J’en suis là, comment continuer à vivre, à voir, à palper la souffrance de maman, à découvrir ses yeux pleins de larmes, à entendre sa voix bien forte dire aux soignants et aux bénévoles : « mais c’est ma fille ! » ? Pour dire : « comment pouvez-vous l’empêcher de monter dans ma chambre, dans mon « chez moi » ? Maman qui a des troubles de mémoire évidents mais qui a gardé sa faculté de raisonnement.

Aujourd’hui j’ai besoin de parler pour moi et surtout pour maman qui n’en finit pas de dégringoler dans la tristesse de ne plus voir ses enfants dans son « chez elle » ou chez eux. Je veux rappeler que la maison où habite maman, est une maison où les « Ehpadants et les Ehpadantes » sont accompagnés, où il y a des trésors d’idées en matière d’occupations et d’activités, de participations proposées à tous, d’aides pour se sentir utile à d’autres pour les petites choses de la vie (les plus importantes). Ainsi une dame tout à fait aveugle pousse le fauteuil roulant d’une autre, dans les couloirs, à la salle à manger, aux activités, partout.

Malgré ce vrai accompagnement, cette bienveillance évidente, une psychomotricienne nous le résume très bien : «  nous pouvons faire tout ce qui est possible en bienveillance, en attentions diverses, mais nous savons que nous ne remplacerons jamais les familles… »

11 mois résumés par ce même refrain « interdit de voir ses enfants dans le seul espace personnel qu’il lui reste » : de mars à juin privation de liberté. Un mot revient peur, peur, peur, partout, enfermement dans une chambre pour la « protéger » sans lui demander son avis, puis de juillet à octobre reprise des visites : grand soulagement même si maman peste contre l’absence de sourires, l’absence d’étreintes, l’absence de baisers, mais le mal est fait, l’état cognitif de maman a eu le temps de se dégrader : pouvez-vous comprendre ce que ces mots veulent dire ? L’avez-vous ressenti dans votre chair ? Une chute en juillet vient lourdement impacter son état déjà bien dégradé. J’apprends par la facture qu’elle est passée de GIR 4 à GIR 2 : langage codé pour dire que la dégringolade est effective, l’angoisse tenaille maman parce ce qu’elle est davantage perdue, a perdu ses repères, ne sait parfois plus où elle est et ce qu’il faut qu’elle fasse chaque matin.

Là encore la maison et les soignants se démènent pour apporter de l’aide à ces personnes devenues plus vulnérables : on appelle ça le PASA, langage codé encore pour dire « pôle d’activités et de soins adaptés ». Et ainsi en octobre le GIR de maman est de nouveau inversé, elle est repassée de GIR 2 à GIR 4. Elle est effectivement mieux au niveau autonomie, (comprenez qu’elle se débrouille seule à peu près pour sa toilette, pour prendre ses repas, et pour s’habiller, de bric et de broc mais s’habiller). La réalité c’est qu’elle est perdue, elle a absolument besoin que quelqu’un aille la chercher dans sa chambre pour chaque activité proposée, elle a besoin de sortir de sa chambre les jours sans activités, va voir ses voisines pour leur demander « du courage ». Elle essaie d’en trouver, du courage, elle fait illusion parfois avec sa gentillesse et ses remerciements toujours prêts à jaillir après avoir demandé de l’aide car « je ne sais pas ce qu’il faut faire, où je dois aller » .

Fin octobre, de nouveau interdiction de visites dans ce qui reste son seul espace personnel que nous avions mis un soin infini à personnaliser (meubles, photos, tableaux, etc.

À quand de nouvelles directives plus humaines, simplement de bon sens ?

Au fur et à mesure des semaines, depuis fin octobre, pour cette dame de 91 ans, de nouveau plus de possibilités de voir ses enfants « chez elle » dans sa chambre : et par exemple sa fille première aidante car habitant très près, pour faire tout ce que n’importe quel aidant fait : ranger la chambre, mettre de l’ordre sur la table-bureau, jeter les prospectus et autres revues périmés (avant mars, maman lisait le journal La Croix, consultait Télérama, répondait à nos mails et en écrivait), faire le point sur les menus achats à faire crème hydratante, dentifrice, piles pour les aides auditives, nettoyer les lunettes, préparer les habits choisis et propres pour la journée du lendemain, jeter un bouquet de fleurs fanées, arroser une petite plante, changer le linge de toilette, faire le tri sur la table de nuit, changer les piles du réveil, rapprocher la table de nuit du lit, remettre le lit à la bonne hauteur, recoudre une étiquette décousue sur les habits qui doivent être identifiés, toutes ces petites choses qui font le quotidien et qui, lorsqu’elles manquent, paraissent si essentielles.

Alors nous, ses enfants, désirant plus que tout que sa fin de vie cesse d’être ce cauchemar par absence d’affectif familial, désirant parfois la voir juste sourire, nous nous démenons : une de mes sœurs l’appelle tous les matins pour lui faire lire l’Evangile du jour par téléphone interposé. Les autres, enfants et petits-enfants, se relaient dans la journée pour téléphoner (plaisir du moment, car 10 minutes après elle ne sait plus qui a téléphoné). Et moi, plus proche géographiquement, j’assure les visites dans les bureaux ou salle de réunions, qu’elle n’aime pas… forcément, ce n’est pas chez elle. Invariablement elle vient aux visites sans ses appareils auditifs, ou sans ses lunettes, il faut redemander à une bénévole ou autre, de retourner dans sa chambre chercher ces précieuses aides. Parfois on ne les retrouve plus,  cela vient d’arriver récemment, pendant 15 jours du 22 décembre au 4 janvier…

Trésors d’imagination pour lui montrer des photos anciennes ou récentes, de personnes ou de lieux qu’elle a connus et aimés, pour organiser une dictée qu’elle fait, elle, à un de ses petits-enfants qui veut lui faire revivre l’aide qu’elle lui a apportée lorsqu’il était enfant. Elle assure aussi la correction de la dictée, avec bonheur. Elle explique un peu encore l’origine des mots, leur étymologie, les règles de grammaire et de conjugaison, elle qui a fait grec et latin dans sa jeunesse, certaines choses sont restées dans sa mémoire, elle le constate et elle en est heureuse. Elle sourit. C’est bon.

Dernière visite : j’écris, sur le tableau-chevalet avec rouleaux de papier de la salle de réunions dans laquelle nous avons 50 minutes pour nous voir, j’écris avec application ce que ma petite-fille (son arrière petite-fille) a écrit à son papa le matin-même : « papa, can joré la fèv, je te chouaziré toua com roua. Manon. » Maman se déplace pour lire de plus près, rit de bon cœur, c’est bon. Cette visite n’aura pas été que des larmes.

Actuellement en ce début janvier, elle écrit encore des mails très brefs, mais en revanche elle ne sait plus aller dans sa boite de réception depuis l’été dernier, donc ne lit plus nos mails. Nous lisons « bonjour », « je vous aime », « que dois-je faire ? » « éclaire-moi », « merci pour tout », « où suis-je ? » « j’ai du mal à marcher », « donnez-moi du courage », « je ne trouve plus mes appareils d’oreilles », etc.  Et puis le jour de Noël le redoutable : « c’est la première fois que je suis seule à Noël …». À 91 ans. Dilemme épouvantable au moment de Noël, devait-on la faire sortir pour lui imposer ensuite un confinement de 7 jours, ingérable, dans sa chambre ?  Qu’est ce qui la fera le plus dégringoler : le confinement post-sortie, ou l’absence de sortie à Noël ? La mort dans l’âme, et avec le conseil de la psychomotricienne, nous avons choisi, étant donné son état cognitif, de ne pas la faire sortir. Nous ne sommes plus sûrs aujourd’hui que ce choix-là fut le moins pire.

 

À chaque jour, une petite chose essentielle qui manque cruellement, certains jours plus que d’autres

Conversation téléphonique hier avec une infirmière qui m’écoute, c’est important, qui me dit comprendre ce que je ressens, c’est important, qui essaie de me dire que maman va mieux, (depuis cet été, c’est vrai pour certaines choses sur le plan physique, mais pas sur le plan moral, psychique et cognitif). Je connais et vois sa tristesse, et chaque jour j’entends sa demande : que je puisse enfin avoir accès à sa chambre. L’épisode de juillet à octobre où les visites ont été permises, s’est évidemment effacé de sa mémoire.

J’ai parfois l’impression d’être la seule à exploser au milieu des familles (nous nous rencontrons si peu, à la sauvette), pourquoi beaucoup de familles sont si dociles ?  Tout cela dure depuis trop longtemps, nous sommes usés, tristes, parfois agressifs, et rien dans les consignes transmises n’a de fondement juridique comme le dit Marie de Hennezel. Certains me disent que c’est compréhensible que j’explose, qu’il est infiniment plus aisé d’obéir aux injonctions de « l’Autorité » quel qu’elle soit (blouses, blanches, politiques, uniformes…) plutôt que de réfléchir et de décider par soi-même.

Je pose encore la question : Où en est-on dans l’humain, dans la dernière période de vie d’une personne de 91 ans ? À quand de nouvelles directives plus humaines, simplement de bon sens ?  À quand l’observation des souhaits de personnes déjà vaccinées qui comme maman, ont bien écrit « à quoi bon vivre si je ne peux voir mes enfants, chez moi ou chez eux ? ». Cette vaccination ne sera-t-elle donc pas le moyen de préserver l’affectif qui manque tant ? Suite à ma demande d’autorisation de sortie pour maman, la réponse de la direction de la maison est la suivante ce samedi 9 janvier :

« Bonjour Madame,

Pour le moment nous n’avons pas de nouvelle préconisation et le protocole reste le même.

De plus, il faut attendre la deuxième injection (21 jours après la première) pour l’immunité.

Pour ce qui est d’une sortie pour  prendre l’air il n’y a pas de problème bien entendu. Mais si vous décider de la recevoir chez vous, il y aura ensuite les 7 jours de confinement en chambre.

Je vous souhaite un bon week-end. »

Une de mes sœurs résume la situation en disant hier : « J’ai l’impression qu’il va falloir être encore et toujours très patients en assistant, impuissants, à la longue descente de maman… ».

Et bien non, au bout de 11 mois, je n’ai plus de patience, et mon impuissance me pèse sur les épaules comme une charge qui m’écrase. 

L’auteure de ce témoignage a souhaité qu’il soit anonyme.