Température corporelle : un laissez-passer comme un autre ?

Foucault et Canguilhem avaient raison

Il va falloir s’y faire : pour entrer ici ou là, y compris dans certaines administrations publiques, bâtiments très officiels et très solennels de la République française, en 2020, ce ne sont plus la pièce d’identité, la convocation, la carte professionnelle qui feront office de laissez-passer, mais la prise de température corporelle. Passons sur le fait (négligeable par temps de pandémie, et d’état d’urgence sanitaire déclaré ?) que cela pourrait interférer avec les libertés individuelles (aurai-je encore le droit d’avoir une température différente de la norme établie ?) ; passons sur le fait (négligeable par temps de pandémie, et d’état d’urgence sanitaire déclaré ?) que nous ne savons pas qui prendra la température à l’entrée du tribunal, de la caisse primaire d’assurance maladie ou du supermarché (des policiers formés aux premiers secours ? Des médecins aux pieds nus venus spécialement de Chine ? Des vigiles ?) : reconnaissons-le, Michel Foucault, affirmant la naissance du biopouvoir, et Georges Canguilhem, anticipant le terrorisme de la norme, dès le début des années 1960, avaient déjà raison.

Une drôle de guerre

Certes, nous sommes en guerre. Une drôle de guerre d’ailleurs, mondiale, mais sans coups de feu : des morts par milliers, mais des morts propres, emballés rapidement, retirés à la vue de leur proches, gardés au frais à Rungis, à côté des fruits et légumes, inhumés ou incinérés sans toilette mortuaire, sans rites funéraires (quid des grandes religions du Livre ?) ;  une drôle de guerre, avec des personnels hospitaliers admirables, une réappropriation de la Fraternité républicaine (Régis Debray l’avait aussi rêvée) ; mais une drôle de guerre avec aussi des gestes et des décisions qui rappellent d’autres temps, plus sombres : le couvre-feu, la multiplication des contrôles de police, et maintenant, cette température corporelle, comme un certificat de non-appartenance à la race des « Covid positifs ».

Instituer le bouleversement

« Entre l’ordre barbare et l’ordre fossile, les seules civilisations qui ont réussi à évoluer en gérant la violence, sont celles qui ont institué le bouleversement. Elles ont permis d’inventer sans cesse de nouvelles manières de coexister en instituant des lieux de conflits, de débats ou même d’inversion culturelle », écrit Boris Cyrulnik, dans Les nourritures affectives, en 1993. Ces propos posent les conditions d’une survie de la communauté humaine à un moment donné de son histoire : pour survivre, il faut maîtriser la violence. Mieux, il faut vouloir instituer le bouleversement, il faut vouloir réaliser l’inversion culturelle de nos habitudes. Culturel est ici à prendre au sens large, au sens le plus large qui soit : cette inversion ne concerne pas uniquement la médecine, elle s’applique à l’ensemble des activités humaines. Et si, avec le Covid-19, ce temps de l’inversion était venu ?

Une société médicalisée

La médecine, dans sa grande diversité, envahit notre culture et notre quotidien. Jamais une société n’a été à ce point médicalisée. Médicalisée en pensées, par action et par omission, comme s’il y avait une nouvelle religion, celle du corps en santé, celle du corps jeune, vainqueur des maladies et de la mort. Et maintenant, le thermomètre comme code d’accès à nos bâtiments publics : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là, c’est ce qu’il faut se demander en permanence.

Cette urgence de la réflexion est aussi commandée par une exigence éthique : cette dictature du, avec et contre le corps a instauré ce que Michel Foucault appelle le « biopouvoir », une force de contrôle, d’administration des êtres vivants[1]. Qui peut dire aujourd’hui qu’il échappe au biopouvoir ? Les nouvelles technologies de l’information, Internet, les cartes à puce, les drones, le thermomètre placent le malade potentiel que nous sommes tous sous le coup d’œil d’une autorité de tutelle : malade, donc coupable ; coupable, donc exclu.

C’est cette évolution des idées médicales que la philosophie, et en particulier l’épistémologie doivent interroger. C’est d’autant plus urgent de le faire que la traçabilité est déjà installée sur nos téléphones portables, sur nos écrans d’ordinateurs : nous sommes suivis, comme des fugitifs. C’est d’autant plus urgent de le faire que les garants de la traçabilité sont des experts, des scientifiques qui, non seulement conseillent le Politique, mais de plus en plus souvent semblent décider à sa place (à l’exception peut-être des États-Unis, pays gouverné par un homme de sciences qui propose le désinfectant javellisé intracorporel comme traitement du Covid-19). Il va falloir s’y faire : pour entrer ici ou là, y compris dans certaines administrations publiques, bâtiments très officiels et très solennels de la République française, en 2020, ce ne sont plus la pièce d’identité, la convocation, la carte professionnelle qui feront office de laissez-passer, mais la prise de température corporelle.

[1] M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Puf, 1963

 

Le normal et le pathologique

Pourtant, si nos décideurs avaient pris un peu plus de temps, s’ils avaient joint la décision à la parole moins rapidement, ils auraient découvert que la température corporelle est une constante biologique qui brille par son inconstance. Georges Canguilhem, analysant les courbes de Gauss, courbes en cloche qui gouvernent l’essentiel des phénomènes biologiques qui nous définissent de manière chiffrée, l’avait compris il y plus d’un demi-siècle : si la valeur moyenne est une expression médiane, rien ne prouve nécessairement que l’a-normal (a préfixe privatif) est d’emblée pathologique. Si, pour comprendre une épidémie, une pandémie, il apparaît nécessaire de recourir au modèle mathématique pour les expliquer, le supra-individuel ainsi défini ne doit pas, parce qu’il ne peut le faire, inclure ou exclure l’individu singulier que nous sommes avant d’être membre d’un groupe, d’une profession ou d’un cluster. Le modèle mathématique, si nécessaire, dès qu’il s’applique à la loi des grands nombres, propose des modèles prédictifs de l’évolution d’une épidémie, à partir d’une méthode statistico-inductive, et plus seulement hypothético-déductive. Il est porteur d’une marge d’erreur (qu’il analyse lui-même), il permet d’accéder à des formes de connaissance par modélisation ; mais comment modéliser un phénomène qui décrit le comportement d’une variable (le Covid-19) à ce jour si méconnue ?

Une nécessaire prise de conscience

La modélisation, c’est le propre de la fonction de l’épidémiologiste, là où les immunologistes et les médecins doivent comprendre le virus, proposer des thérapeutiques et des vaccins. Les modèles épidémiologiques utilisent des paramètres phénoménologiques (âge, catégories sociales, géographie, taux d’infection et de guérison, etc.), permettant de prédire le nombre de personnes infectées, le nombre de décès si le confinement n’avait pas été décidé. Ils permettent d’affirmer que l’épidémie est mieux contenue mais dure plus longtemps en cas de confinement, et surtout que la seule manière de diminuer le nombre d’individus susceptibles d’être infectés est de contaminer ces individus par le virus. Après guérison, ou décédés, ils ne transmettront plus la maladie. Mais que vient donc faire le contrôle de la température dans cette affaire ? De quoi l’hypo et l’hyperthermie sont-elles le signe ? Le douanier, le garde-barrière ou le policier à l’entrée du bâtiment officiel, pourront-ils répondre ?

La température normale (au sens gaussien du terme) du corps humain est de 37° Celsius (elle tend à baisser depuis le XIXe siècle). Mais c’est oublier les variations physiologiques : nycthémérales (36,5° le matin, 37,5°, voire 38° le soir), les modifications induites pas les efforts physiques, les bains, l’exposition au soleil, l’alimentation, et même les cycles menstruels. Ainsi, lors de l’ovulation, la température peut atteindre 38°.Question : interdira-t-on l’accès aux femmes en période d’ovulation ? Le ridicule va-t-il l’emporter ?

« Instituer le bouleversement » écrit Boris Cyrulnik : et si le Covid-19 était l’occasion d’une prise de conscience de nos égarements collectifs de la pensée ?

 

Bernard-Marie Dupont

Avocat au barreau d’Arras, médecin hématologue, enseignant de philosophie à l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France.