Un temps pour se taire et un temps pour parler

Questionner l’hôpital

En ces jours de pandémie, de confinement, de crainte pour soi et pour les autres, pour ceux qui nous sont chers, est-ce la parole qui doit prévaloir ou le silence ? Alors que, cloîtrés dans leur logis, les citoyens envahissent chaque soir fenêtres, loggias et balcons pour saluer par leurs applaudissements les personnels soignants et leur dévouement, est-il bienvenu de réfléchir à l’organisation du système hospitalier, au fonctionnement de l’hôpital, à l’origine de la souffrance des soignants ? Est-il opportun de faire connaître l’état de ses réflexions, de diffuser une connaissance qu’on croit juste, vraie, utile, alors que le sens commun, parfois les clichés et les poncifs, proclament le contraire ? En d’autres termes, quelle vérité se doit-on, et – pour ceux qui ont la chance d’écrire et d’être lus – quelle vérité doit-on à autrui ?

Ces questionnements sont d’autant plus avivés qu’ils portent sur l’hôpital et sur ceux qui y exercent, dépositaires d’un statut à nul autre pareil. Les établissements de santé sont des structures de travail parmi les plus anciennes qui soient (l’Hôtel-Dieu de Lyon a été fondé en 549, et celui de Paris bâti en 651) ; ce sont surtout des organisations aux fondements religieux. Confinés, portant masques et gants pour se prémunir d’un virus respiratoire dont le taux de létalité est estimé à 2 % ou 3 % (sur la base des cas confirmés), on peut d’autant plus imaginer la terreur qu’ont inspiré les épidémies de variole ou de peste, capables d’éradiquer la moitié d’une population, à une époque dépourvue des connaissances et des moyens thérapeutiques de la médecine moderne.

Seuls des croyants religieux, ancêtres du personnel soignant paramédical, emplis de leur foi, de leurs croyances, de leurs certitudes, osaient affronter la promiscuité des hôpitaux du Moyen Âge, y soigner, y servir, et – ce faisant – prendre le risque d’être contaminés par des maladies menant à une mort atroce. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la reconnaissance du public se porte spontanément vers les soignants les plus proches du patient – infirmières et aides-soignantes, les médecins ayant un rapport plus distancié et plus technique avec le patient. Cette différenciation, qui s’exprime en langue anglaise par les termes cure (guérir) et care (prendre soin, se soucier), renvoie aux racines historiques des métiers du soin. La sacralité qui leur est conférée, leur dimension religieuse et sacrificielle, rend délicate, parfois hasardeuse, toute velléité d’analyse portant sur le système hospitalier, l’hôpital, et sur ceux qui y exercent.

Questionner l’hôpital n’est, en effet, pas tâche aisée. Par temps calme, celui qui s’y risque encourt l’isolement académique, les refus répétés des comités de lecture de revues spécialisées ; il se prépare à étonner, à choquer, parfois même à révulser. Remettre en cause la doxa sur l’organisation hospitalière, l’origine de la souffrance des soignants, s’assimile au blasphème. Ce serait entendu : l’hôpital manque de moyens ; les soignants souffrent d’une organisation hospitalière désormais en quête de rentabilité au mépris de la qualité du soin et de la santé des soignants. Toute démonstration relativisant ces affirmations, parfois démontrant l’inverse, suscite indifférence, incompréhension ou hostilité.

Considérer les soignants

C’est que, comme le soulignait Gustave Le Bon « Dans l’état actuel de nos connaissances, trois ordres de vérités nous guident : les vérités affectives, les vérités mystiques, les vérités rationnelles. » Or, dans notre société, l’image positive qu’ont les soignants, particulièrement paramédicaux, dépasse l’estime – ô combien justifiée – pour ce qu’ils font, pour englober ce qu’ils sont : des emblèmes magnifiés du dévouement, de l’abnégation, un idéal des rapports humains expurgé de toute médiocrité et de toute petitesse, débarrassé des imperfections comportementales qui ternissent nos existences ordinaires. La construction sociale du soin élabore des soignants paramédicaux angéliques.

Les lieux où ils exercent sont parés des mêmes vertus, dans un imaginaire collectif pourtant versatile. Rappelons, en effet, que chacun considère dans le même temps qu’il vaut mieux finir ses jours chez soi entouré des siens plutôt qu’à l’hôpital, dans ce cas décrit comme un univers aseptisé et déshumanisé, n’accordant pas au mourant l’attention et la chaleur humaine requises dans ces instants ultimes de l’existence.

Contrairement à l’affirmation maintes fois assenée d’un manque de moyens, les dépenses hospitalières de la France sont, pourtant, parmi les plus importantes au monde en pourcentage de la richesse nationale, le volume de personnels employés dans les établissements de santé est l’un des plus élevés des pays industrialisés : le système français se singularise paradoxalement par la concomitance d’une abondance budgétaire et de situations de réelles pénuries.

Quant à la souffrance des soignants, la littérature portant sur le sujet professe presque unanimement que c’est l’organisation de l’hôpital, son mode de financement particulièrement, qui en est à l’origine. Soulever l’idée que c’est aussi le soin qui épuise les soignants relève d’un tabou. Pourtant, travailler au contact du mal, du désespoir, de l’angoisse, parfois du décès, atteint profondément les personnels qui y sont confrontés, et les renvoie à leur propre histoire, à leur attitude face à la maladie et au tourment. Aucun autre groupe professionnel n’est confronté à une épreuve d’une telle violence, d’autant plus aiguë qu’avec la sécularisation des métiers paramédicaux, la sublimation religieuse de la proximité avec la douleur et la mort n’est plus opérante.

La question demeure : le temps est-il à la parole ou au silence ? Alors que des soignants sont morts du Covid-19 qu’ils soignaient. Révéler, éclairer, choquer parfois, oui ; outrager, blesser, humilier, non. Ce n’est pas que toute vérité n’est pas bonne à dire, mais que la façon de la dire doit être modulée en fonction de ce qu’on anticipe comme réaction chez les lecteurs concernés. On doit aux soignants la vérité, ne serait-ce que parce qu’elle seule permettra d’apporter des solutions efficaces à la souffrance inhérente aux métiers du soin. Mais autant la parole doit être forte et claire quand beaucoup, chargés pourtant de penser, ne veulent pas entendre, autant chaque mot doit être pesé au trébuchet pendant la tempête.

Robert Holcman

Ancien élève de l’EHESP, docteur HDR en sciences de gestion, directeur d’hôpital.